Tibert Éditions
TW : violences physiques et psychologiques, notamment sur les femmes.
Genres : romantisme noir, fantastique, influences gothiques, et certains éléments de la tragédie.
Thèmes abordés : vengeance, amour toxique, amour impossible, haine, amour et mort, folie, maladie, solitude, système de classes sociales, violence de classe.
Contexte
La narration débute en 1801, lorsque M. Lockwood arrive dans la maison isolée du Yorkshire qu’il loue à Heathcliff. Il rencontre l’énigmatique propriétaire dans sa maison de Hurlevent, ainsi que les autres habitants, dans une ambiance sombre et violente. Que font-ils ensemble ? Quels liens les obligent à se supporter ? La domestique, Nelly Dean, lui fait alors le récit des événements des années 1770 ayant mené à cette étrange cohabitation.
Le pitch
Une histoire noire de vengeance, d’amour, de haine et de revenants.
En 1771, un enfant nommé Heathcliff est recueilli par le père d’une noble famille, les Earnshaw, vivant dans une maison isolée sur la lande, les Hauts de Hurlevent. Il développe un lien profond avec Catherine, la jeune fille de la famille. En revanche, il est humilié et brutalisé par son frère, Hindley. Il est également en rivalité avec les enfants de la riche famille voisine, Edgar et Isabella Linton, Edgar tombant rapidement sous le charme de Catherine. Lorsque Heathcliff apprend que celle-ci, malgré l’amour qu’elle lui porte, refuse de l’épouser du fait de son statut social, il disparaît. Son retour sera synonyme d’une vengeance implacable.
Mon avis
Voilà un livre déconcertant, qui ne ressemble à aucun autre, et encore moins à un classique de la littérature anglaise.
Tout y est démesuré : les sentiments, les émotions, les personnages, le mal, les paysages.
J’avais déjà lu ce roman à l’adolescence, et étrangement, j’avais oublié sa grande noirceur, et la cruauté de ses protagonistes. Je me rappelais surtout d’une histoire d’amour impossible dans un paysage tourmenté, et accessoirement de la revanche d’un homme, se déployant sur plusieurs générations.
Il s’avère que tous les personnages ou presque sont détestables ou en tout cas déplaisants, que Heathcliff se révèle plus proche d’un démon que d’un homme amoureux, et que la vengeance constitue le cœur palpitant de l’histoire. Le livre entier est plongé dans une violence permanente, physique et verbale.
Bien sûr, Catherine et Heathcliff s’aiment. Ils s’aiment d’un amour absolu qui ne semble pas taillé pour une vie de couple, ni même pour une vie humaine, et certainement pas une vie régie par les convenances sociales du milieu noble de la famille Earnshaw. Leur amour semble se détacher du « simple » sentiment amoureux : avant tout, ils se sont reconnus l’un dans l’autre, dans leur sauvagerie et leur rébellion. Ils se perçoivent comme un seul être coupé en deux, comme le décrit Catherine dans sa célèbre tirade (cf. extrait ci-dessous). Le livre n’évoque d’ailleurs aucun désir sexuel entre eux.
« Mon amour pour Heathcliff ressemble aux roches éternelles sous la terre… Elles ne sont guère la source de jouissance visible, mais elles sont nécessaires. Nelly, je suis Heathcliff… Il est constamment présent dans mes pensées, constamment… Non comme un plaisir, pas plus que je ne suis toujours un plaisir à moi-même… Mais comme mon propre être… » (page 113)
Débutant comme un attachement sincère entre deux enfants, leur amour se transforme en un lien indestructible, brutal dans son emprise, presque empoisonné. Leur liaison devient toxique au plus haut point, et la frontière avec la haine ne semble jamais loin.
Je ne vois donc pas dans ce roman la magnifique histoire d’amour qui nous est parfois vendue, mais un lien obsessionnel entre deux êtres, qui constitue rapidement le prétexte d’une histoire de vengeance rocambolesque.
On assiste alors, un peu éberlué, à l’exécution de la stratégie retorse de Heathcliff, dont l’âme s’enfonce dans la noirceur d’un puits sans fond. Brutalité, manipulation, harcèlement, il ne reculera devant rien. C’est cette cruauté extrême qui est captivante et crée une curiosité malsaine chez le lecteur : jusqu’où va-t-il aller ? Ne sera-t-il pas puni pour ses actes ?
En bref, n’hésitez pas à découvrir ce classique irrévérencieux, même si vous êtes allergiques aux histoires d’amour avec un grand A.
À Hurlevent, la souffrance et la trahison résonnent dans les cœurs.
Petit plus : j’ai eu le plaisir de redécouvrir l’histoire dans la superbe version illustrée par Nathalie Novi, parue chez Tibert Éditions, et c’était un régal !
Petit moins : au début, on est un peu perdu au milieu des personnages qui portent les mêmes noms (puisque l’on suit deux familles qui se lient entre elles sur deux générations), et même parfois le même prénom. On parvient assez vite à se repérer, mais dessiner un arbre généalogique peut aider.
Points forts du roman
La démesure de l’histoire
Chaque élément est étiré à l’extrême. L’amour survit à la mort, tout comme la soif de vengeance. Les personnages sont poussés au-delà de leurs retranchements, et Heathcliff ne se contente pas d’être un anti-héros, mais incarne le mal et la souffrance. Pas de tiédeur, tout est brûlant !
L’omniprésence des paysages
La lande sauvage battue par le vent, les ciels d’orage, la rudesse de l’hiver sur les crêtes enneigées ou les étendues de bruyère sous le soleil. L’immensité des paysages et l’écoulement des saisons habitent cette histoire, et renforcent souvent son ambiance sombre et le sentiment d’isolation, en y ajoutant une touche de beauté. Miroir des psychés tourmentées de Catherine et Heathcliff, et théâtre de leur amour contrarié, cette nature aride et agitée symbolise à elle seule tout le roman.
« Oh ! si seulement j’étais dans mon lit à moi dans la maison d’autrefois ! dit-elle avec amertume en se tordant les mains. Et ce vent qu’on entend dans les branches des sapins près des vitres. Je t’en prie, laisse-moi le sentir me caresser… Il vient droit de la lande… Laisse-moi en respirer une bouffée ! » (page 161)
La touche fantastique
Comment résister à une bonne histoire de revenants ? L’aspect mystique de l’œuvre élargit ses horizons, et augmente encore sa puissance romanesque.
Analyse détaillée de l’intrigue et explications, avec spoilers
La narration par récits enchâssés
Le narrateur initial, M. Lockwood, nous raconte sa première visite à Hurlevent, puis il cède rapidement la parole à Nelly, qui lui décrit les événements chronologiques depuis l’arrivée du jeune Heathcliff. Il manifeste un grand intérêt pour cette histoire, et Emily Brontë nous laisse un moment penser qu’une relation pourrait naître entre M. Lockwood et Cathy, la fille de Catherine, mais il n’en sera finalement rien. En réalité, M. Lockwood est un personnage transparent, qui ne joue aucun rôle dans l’intrigue. Il n’est là que pour servir de prétexte à l’exposé de Nelly, dont il est le réceptacle passif. Il permet simplement à l’autrice de ménager des pauses à suspense dans le récit et d’en différer la suite à plusieurs reprises, par exemple du fait de sa maladie.
Si dans la première partie du roman, le lecteur a directement accès aux souvenirs de Nelly via son dialogue avec M. Lockwood, dans la seconde partie, c’est ce dernier qui nous rapporte les événements tels qu’elle les lui a racontés. Le lecteur suit donc un récit doublement rapporté, ce qui crée une certaine mise à distance des événements. Cela donne toutefois l’occasion aux deux narrateurs d’ajouter leurs commentaires personnels.
Des personnages insupportables
J’ai rarement lu un roman où tous les protagonistes semblent concourir pour le trophée de l’individu le plus horripilant.
Dès l’enfance, Catherine est égoïste et tyrannique, dotée d’un ego surdimensionné. Seul son attachement pour Heathcliff nous montre qu’elle est capable de bons sentiments. Elle forme d’ailleurs avec ce dernier un duo de terreurs que l’on n’aimerait pas avoir sous son toit ! Plus tard, elle fait le choix égoïste d’épouser Edgar, son comparse n’étant pas de lignée noble et se trouvant déshonoré par la façon dont le traite Hindley. Ce choix, évidemment cruel pour Heathcliff, l’est aussi pour Edgar, qu’elle n’aime pas vraiment alors que lui est sincèrement épris.
Si Heathcliff, enfant abandonné sans cesse humilié par Hindley, suscite d’abord la compassion, il n’est pas exempt de défauts. Il montre ainsi beaucoup d’entêtement, profite sans vergogne de l’affection que lui montre M. Earnshaw, et il devient de plus en plus violent et asocial, avant de devenir un véritable monstre en tant qu’adulte.
Les autres personnages ne sont pas en reste. Edgar Linton, s’il apparaît foncièrement bon, doux et bien élevé, montre surtout beaucoup de fadeur et de faiblesse. Sa sœur Isabella, naïve et impulsive, fait figure d’écervelée. Le domestique Joseph est bigot, méchant et envieux. La jeune Cathy sait mieux se faire apprécier, mais dévoile tout de même des propensions agaçantes à la naïveté, et elle a une haute opinion se sa personne et de son rang. Linton se révèle tout bonnement insupportable, acariâtre et colérique. Quant à M. Lockwood, nous ne savons quasiment rien sur lui, mais il renvoie une image assez superficielle et froide, incapable d’attachement, comme il l’avoue lui-même.
Seule la nourrice Nelly a trouvé grâce à mes yeux : pleine de bon sens, dévouée, aimante, elle constitue le point d’attache du lecteur. Il faut tout de même relever qu’à plusieurs reprises elle manipule son entourage, prend des décisions qui ne lui reviennent pas en cachant des informations, et ses manigances ont souvent des conséquences catastrophiques pour les personnes concernées.
La disparition prématurée du personnage central
La construction du roman est également originale du point de vue de la gestion du principal protagoniste. On assiste en effet à un renversement de situation plutôt rare, le livre étant divisé en deux.
Dans la première partie, le récit s’attache essentiellement à Catherine, qui semble être le personnage principal : on suit son parcours et ce sont surtout ses sentiments qui sont mis en avant.
Mais l’autrice fait le choix de faire mourir celle-ci au milieu du roman, ce qui constitue forcément un vrai pivot. On va alors suivre notamment le quotidien de sa fille Cathy. Mais surtout, on comprend que la véritable clé de voûte, tirant les ficelles tout au long de l’histoire, est bel et bien Heathcliff.
« Et moi je fais une prière… Je la répète jusqu’à ce que je ne puisse plus remuer la langue… Catherine Earnshaw, puisses-tu ne pas trouver le repos tant que je vivrai ! Tu as dit que je t’avais tuée… Alors, viens me hanter ! Les victimes d’un meurtre hantent leur meurtrier, je crois. Je sais que des fantômes ont effectivement erré sur la terre. Reste toujours avec moi… Prends n’importe quelle forme… Rends-moi fou ! seulement ne me laisse surtout pas dans cet abîme où je ne peux pas te trouver ! » (page 208)
Heathcliff, le fil rouge du récit
Heathcliff est le cœur des Hauts de Hurlevent. Il bouleverse la vie de tous les autres personnages, et ce, dès son arrivée mystérieuse. Son adoption est le commencement de tout, et c’est donc l’acte de compassion de M. Earnshaw qui est à l’origine du malheur des membres de sa famille et de tous ceux avec qui ils vont se lier.
Mystérieux, il le reste du début à la fin : le lecteur ne le connaît jamais vraiment. Amoureux d’une fidélité infinie certes, mais machiavélique, agressif, immoral, dépourvu de la moindre pitié. Catherine elle-même est consciente de ces profonds vices.
« Dis-lui ce qu’est Heathcliff… Une nature non réformée, sans le moindre raffinement, inculte ; une étendue aride d’ajoncs et de grès dur. J’aimerais mieux lâcher ce petit canari dans le parc en hiver plutôt que te conseiller de lui accorder ton cœur ! » (page 135)
Au début du roman, les éléments sont pourtant réunis pour en faire le chouchou du lecteur. Enfant abandonné, Heathcliff ne se sent pas à sa place, il ressent cruellement son infériorité sociale, et il en est profondément meurtri. On a envie de le voir s’épanouir et réussir, et on partage sa blessure devant la trahison de Catherine, qui choisit le confort et le respect de l’étiquette sociale plutôt que leur amour.
Ainsi, lorsqu’il revient à Hurlevent, riche et plein d’arrogance, le lecteur partage son désir de réparation : qu’il montre à tous de quoi il est capable ! Mais voilà, Heathcliff ne veut pas d’une simple revanche, il veut une vengeance mortelle, un anéantissement de ceux qui l’ont fait souffrir. Et une fois que ceux-ci sont morts, il veut détruire leur descendance, y compris quand celle-ci est aussi la sienne ou celle de la femme qu’il aime. Visiblement, dans son esprit torturé, seuls les torts se transmettent en héritage.
« Sa présence aux Heights était oppressante sans qu’on sût expliquer pourquoi. J’avais l’impression que Dieu y avait abandonné la brebis égarée à ses détestables errements, tandis qu’une bête malfaisante rôdait entre elle et la bergerie, attendant l’instant propice pour bondir et faire son œuvre de destruction. » (page 140)
Il n’aura de cesse de tout prendre à ceux qu’il hait : argent, biens, dignité, amour. Sans que cela ne puisse lui rendre la seule chose qu’il veut réellement, et qui s’est refusée à lui par choix, Catherine.
Emily Brontë a créé un personnage incarnant la démesure, mais aussi la solitude absolue.
La mort mystérieuse de Heathcliff
Décidément, Heathcliff, personnage insaisissable, cumule les mystères sur son parcours. En plus de ses origines inconnues et des circonstances inexpliquées l’ayant rendu riche à son grand retour, il connaît une fin très étrange.
Les causes de son décès ne sont, en effet, pas clairement explicitées. Dans ces derniers jours, l’autrice nous décrit un Heathcliff aux aguets, qui ne semble ni manger ni dormir, peut-être proche de la folie. Hanté par Catherine, il est plus que jamais obsédé par elle. Nelly s’inquiète pour lui, et finit par le retrouver mort dans son lit. Alors ? S’est-il suicidé pour retrouver son seul amour ? A-t-il succombé à une maladie foudroyante ?
Ces hypothèses me semblent moyennement satisfaisantes. Mais l’article ci-dessous développe une thèse qui m’a séduite : et si Heathcliff avait en fait été empoisonné par Cathy, voulant ainsi se venger, et surtout se laisser l’opportunité de vivre son histoire naissante avec Hareton ?
Référence : Jessy Neau, « Le Dossier Brontë, affaires familiales et criminelles, épisode 2 : la mort d’Heathcliff dans Les Hauts de Hurlevent », in Intercripol – Revue de critique policière, N° 002, Déc 2020 : La mort d’Heathcliff dans Les Hauts de Hurlevent.
Une noirceur sans limite, battue en brèche in extremis par une lueur d’espoir
Les personnages des Hauts de Hurlevent vivent et meurent dans le malheur. Le roman pourrait être résumé comme le récit d’existences gâchées sur plusieurs générations par l’œuvre d’un homme, qui lui-même a vécu dans la souffrance, la haine et le désespoir.
La violence qui sous-tend tout le roman a choqué ses contemporains à sa sortie, et continue de surprendre et de bouleverser.
Et pourtant… Emily Brontë a terminé son histoire sur un amour naissant, entre deux jeunes gens que tout devait séparer mais qui parviennent à se trouver. L’union de Cathy et Hareton permet de mettre enfin un terme à la vengeance de Heathcliff, et même d’en annuler certains effets, puisque Hareton retrouve le rang et la propriété qui lui revenaient (on peut noter qu’il n’y a pas vraiment de transgression de l’ordre social par le couple, puisque Hareton est bien de noble lignée, comme Cathy).
Les conflits des générations précédentes sont enterrés, comme une promesse de rédemption et de jours meilleurs.
Même Heathcliff a finalement droit au repos aux côtés de son éternel amour, libre de parcourir la lande avec elle.
Extrait
« J’allais simplement dire que le paradis n’avait pas l’air d’un séjour fait pour moi et que j’eus le cœur brisé à force de pleurer pour revenir sur terre. Et les anges furent si furieux qu’ils me chassèrent et me précipitèrent au beau milieu de la lande au-dessus de Wuthering Heights, où je me réveillai, sanglotant de joie. Ce rêve fera l’affaire pour t’expliquer mon secret aussi bien que l’autre. Je n’ai pas plus le droit d’épouser Edgar Linton que d’être au paradis. Et si ce méchant homme, là dans sa chambre, n’avait pas à ce point abaissé Heathcliff, jamais je n’y aurais pensé. Aujourd’hui, épouser Heathcliff m’avilirait ; aussi ne saura-t-il jamais combien je l’aime ; et cela non parce qu’il est beau, Nelly, mais parce qu’il est davantage moi-même que je ne le suis. De quoi que soient faites les âmes, les nôtres sont identiques, alors que celle de Linton est aussi différente de la mienne que le rayon de lune l’est de l’éclair, ou le gel du feu. » (page 110)
Pour aller plus loin
Ce roman a déjà été analysé sous toutes les coutures par des gens bien plus compétents que moi, et vous trouverez en ligne moult ressources passionnantes pour le décortiquer ou en savoir plus sur la vie d’Emily Brontë et de ses sœurs. Je recommande notamment un documentaire très accessible d’Arte, disponible sur Youtube : « Les hauts de Hurlevent » : amour, haine et vengeance | ARTE
Et pour vous mettre dans l’ambiance, ou la prolonger, écoutez le Wuthering Heights de Kate Bush. Encore mieux : regardez les deux clips (une version pour le Royaume-Uni et une pour les États-Unis) de la chanson. Telle une Catherine fantomatique ou une sorcière des bois, Kate Bush nous envoûte avec sa chorégraphie merveilleusement étrange.
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