Le récit se situe en 2124 de notre calendrier, en Katiopa (le continent Africain). Une grande partie des pays qui le composent s’est réunie en une forme d’États-Unis d’Afrique, remettant ainsi en cause le découpage colonial. La toute jeune Alliance, qui a pris le pouvoir par la rébellion, doit asseoir son autorité et réussir la transition vers ce nouveau super-État.
Le pitch
L’intrigue entremêle une histoire d’amour entre Boya, professeure d’université indépendante, et Ilunga, le dirigeant de l’État, avec les nombreux obstacles politiques auxquels doit faire face l’Alliance. Notamment, Ilunga doit prendre une décision concernant les Sinistrés, des descendants d’immigrés de la vieille Europe, qui vivent repliés sur eux-mêmes en Katiopa. Or, si Ilunga est favorable à leur expulsion, Boya défend le dialogue et l’inclusion, ce qui va être la cause de remous au sein des proches collaborateurs du chef d’État, et positionner sa compagne comme une femme dangereuse à éliminer.
Mon avis
J’ai été très impressionnée par ce livre, qui m’a énormément apporté, que ce soit par la profondeur et la diversité de ses réflexions, l’originalité de ses idées, ou encore la qualité de ses personnages loin des caricatures.
C’est un ouvrage à l’écriture très littéraire, avec un niveau de langue soutenu. Il développe une multitude de sujets, toujours de façon intelligente et fine. L’intrigue mélange étroitement histoires d’amour et complots politiques, ces deux pans étant reliés notamment par la spiritualité et la magie africaine.
Les protagonistes nous font partager toutes leurs réflexions, aussi bien sur des questions d’ordre personnel, comme la vie de couple, que des questions d’ordre politique, économique, philosophique ou sociologique. On aborde par exemple les utopies, la manière de prendre des décisions lorsque l’on dirige un État, l’importance du respect des traditions, la taxation des riches, les transports en commun, et bien d’autres sujets encore.
Ces considérations constituent le cœur du livre : il comporte assez peu d’actions, mais ses personnages ont une vie intérieure passionnante. L’autrice ne reste jamais en surface, elle développe et ramifie les sujets abordés, et nous permet de bénéficier de différents points de vue bien argumentés.
J’ai pris du temps à lire ce livre, pour me permettre d’assimiler son fourmillement d’idées, et il s’agit clairement d’une lecture pour laquelle il faut être bien réveillé.
La forme peut être déroutante, en particulier le premier long chapitre, qui est très dense, avec peu de respirations, et sur lequel j’ai un peu peiné. Cela s’atténue ensuite, même si globalement l’écriture reste très resserrée, avec de longs paragraphes et pas de dialogues en tant que tels, puisqu’ils sont retranscrits dans la narration.
On peut également être un peu perdu au début face aux nombreux mots de diverses langues africaines, pour lesquels un glossaire est prévu à la fin du livre. Si vous êtes familier des histoires de fantasy, vous ne serez pas plus déstabilisés que ça, et sinon, n’ayez pas d’inquiétude : au fil des pages, on s’habitue aux termes nouveaux et on consulte moins le glossaire.
Du côté des points plus négatifs, j’ai noté quelques répétitions. Je pense également que la fin ne plaira pas à tout le monde, et je suis moi-même restée un peu sur ma faim, même si cela n’a pas du tout entaché mon avis.
Globalement, l’ouvrage se révèle tellement intéressant et novateur qu’il serait vraiment dommage de passer à côté. Il suffit de le considérer comme une lecture au long cours et de prendre son temps.
Des semaines après sa lecture, je reste émerveillée et marquée par son incroyable richesse. C’est un livre audacieux et brillant, auquel je ne connais pas d’équivalent, et il me tarde de découvrir d’autres ouvrages de Léonora Miano.
Points forts du roman
La richesse des sujets abordés
Il est très probable que cette lecture vous permettra d’apprendre des choses, d’ouvrir des pistes de réflexion inexplorées, d’envisager de nouveaux points de vue. Les questions abordées vont de la politique environnementale en ville à la libération des imaginaires comme acte de démarrage d’une rébellion, en passant par la responsabilité des peuples pour les actes de leurs ancêtres. Vaste programme !
L’originalité des idées
Les postulats de départ sont déjà intrigants en eux-mêmes : la création d’un État panafricain, soulevant des questions sur la coexistence de cultures multiples, et l’existence de réfugiés européens incapables de s’intégrer, obsédés par la protection de leur identité.
Mais l’autrice ne s’arrête pas en si bon chemin et nous offre des développements réjouissants autour de ces thèmes. Elle creuse de façon frontale les questions soulevées, y compris les sujets identitaires difficiles, le protectionnisme, le repli sur soi.
Des personnages réalistes et profonds
Tous les protagonistes sont crédibles et cohérents, bien ancrés dans leur réalité. L’autrice décortique leurs pensées, et on comprend parfaitement ce qui les anime.
De plus, il est particulièrement intéressant de suivre des personnages adultes et matures, avec de multiples centres d’intérêts.
Analyse détaillée des thèmes et de l’intrigue, avec spoilers
Les questionnements identitaires déployés dans un miroir
Léonora Miano renverse le schéma migratoire tel qu’on le connaît, et les représentations habituelles. Ici, les immigrés sont les européens, qui sont considérés comme des parasites vivant en marge de la société, profitant de Katiopa tout en méprisant sa culture et sa population.
Par le biais du personnage d’Igazi, le chef des armées de l’Alliance, qui n’hésite pas à user de la violence pour éliminer toute source de dissidence, on retrouve les thèmes et positions de l’extrême droite dans notre société actuelle. Igazi prône ainsi le repli sur soi, la perception de l’autre comme un danger, le refus des mélanges, et on ressent une grande gêne face à ces propos, dont l’étroitesse apparaît sans fard.
L’autrice nous fait rire jaune lorsqu’elle reprend, avec une ironie mordante, une fameuse formule nationaliste : « Le Katiopa, tu l’aimes ou tu le quittes. » Le miroir ainsi tendu à notre société est diablement efficace.
Quant aux Sinistrés, ils représentent une version extrême du « c’était mieux avant », obsédés par le maintien d’une identité originelle idéale, figée dans le temps et prétendument supérieure. Leur nostalgie permanente d’une grandeur passée, ou en tout cas de l’idée d’une grandeur passée, les enferme dans un présent où ils ne sont plus rien.
L’utopie sous toutes ses facettes
L’État panafricain créé par l’Alliance présente des caractéristiques d’une société utopique, dont l’autrice étudie de nombreux aspects, et apporte des approfondissements sur des thématiques parfois pointues.
Concernant le système politique, l’Alliance a sciemment écarté la démocratie telle qu’elle est pratiquée dans les pays européens par exemple, estimant qu’elle est alors systématiquement un échec, car détournée de ses objectifs par les dirigeants. L’Alliance choisit de s’inspirer des traditions du continent africain, en mettant en place une gouvernance plurale : un chef d’État, un gouvernement, des gouverneurs locaux, un Conseil des Anciens.
L’Alliance a aussi fait le choix de permettre au nouvel État de se construire, de trouver sa voie, en profitant de l’autarcie et d’un protectionnisme strict. Selon ses dirigeants, c’est là le seul moyen de se soustraire aux injonctions du reste du monde, aux solutions imposées par les autres, et laisser le temps aux communautés internes de tisser des liens. Le Katiopa unifié souhaite donc dans un premier temps atteindre une autosuffisance totale.
« Le Katiopa unifié n’était pas seulement un territoire, il était une vision, trop fragile encore pour se laisser perturber : faire en sorte que ses populations ne soient plus entraînées à marche forcée dans un projet conçu par d’autres pour eux-mêmes. » (page 94)
De plus, l’ouvrage s’interroge sur la façon de faire fonctionner ensemble des identités aussi diverses que celles du continent africain. Il met en avant l’objectif d’une société multiculturelle, qui ne consiste pas en la création d’une nouvelle entité supprimant les autres, mais qui vise à un partage des connaissances entre les cultures préexistantes.
« L’unité ne s’érigerait pas sur les blessures passées, voulant au contraire les transcender. Elle n’était pas une négation des cultures mais leur ouverture les unes aux autres, la matrice d’un monde où les ancêtres des uns connaissaient ceux des autres. » (page 288)
L’aspect écologique est également évoqué, avec par exemple la question des transports dans les villes et le privilège coûteux que constitue le fait de posséder une voiture individuelle, complètement banalisé aujourd’hui, ou encore la fin des constructions en béton, la végétalisation des murs, la réintroduction de nature dans la ville avec la création de parcs.
Enfin, le livre aborde une question qui suscite le débat au sein du mouvement afrofuturiste : pour imaginer le futur de l’Afrique, peut-on mettre de côté la colonisation et ses profondes conséquences, en se demandant par exemple ce que le continent serait aujourd’hui si cette partie de l’histoire n’avait pas existé ? L’Alliance a choisi de ne pas ignorer les décennies coloniales, de ne pas écarter ce qui en subsiste dans la culture africaine, et finalement, de ne pas tenter de recréer la société de leurs ancêtres.
Une relation de couple adulte et saine
Boya et Ilunga sont des personnes matures et volontaires, qui ont développé une bonne connaissance d’eux-mêmes et de leurs besoins. Ils ont chacun une vie bien remplie et n’ont pas besoin de l’autre pour exister. À ce titre, j’ai particulièrement aimé le personnage de Boya, qui dispose de ses propres centres d’intérêts, ses priorités et une grande confiance en elle. Elle chérit ses moments de solitude, et attache une grande importance à la sororité. Boya n’est toutefois pas représentée comme exempte de doute et de faille : elle reconnaît par exemple avec lucidité sa jalousie envers la première femme d’Ilunga, et son besoin qu’il la choisisse publiquement.
« La certitude qu’ils s’étaient connus avant cette existence n’était pas une nouveauté. Simplement, Boya aimait bien sa vie d’universitaire, ses recherches, ses cours. Elle tenait aussi beaucoup à sa place au sein de la communauté des femmes, le travail accompli ensemble, l’attention portée aux plus jeunes. Il n’y avait pas de place pour une relation amoureuse, si telle devait être la situation. Peut-être la grâce consistait-elle dans la rencontre plus que dans les formes diverses que pouvait prendre sa matérialisation. Peut-être fallait-il éprouver de la gratitude à la pensée qu’il existe pour elle une âme-sœur, sans qu’il soit nécessaire de trouver à cela une fonction, une utilité dans le monde visible. Leurs esprits étaient compatibles. Leurs existences ne l’étaient pas. » (page 119)
Chacun est parfaitement conscient de sa propre valeur, et leur relation les tire vers le haut : ils sont bienveillants, à l’écoute et agissent avec un grand respect mutuel. Cela semble aller de soi, mais ce type de représentation du couple se fait rare, et il est rafraîchissant d’éviter une énième relation toxique à souhait… Le livre présente toutefois un contrepoint assez puissant avec l’idylle malaisante entre Zama et Igazi, dans laquelle la femme, bien que sincèrement appréciée, doit savoir garder une réserve soi-disant toute féminine (page 439).
L’autrice explore le concept d’âmes-sœurs, Boya et Ilunga se reconnaissant aussi sur le plan spirituel. Mais elle évite de faire miroiter la possibilité d’une relation amoureuse parfaite, qui se construit facilement et grandit toute seule. Le duo rencontre des difficultés, doit faire face au quotidien (qui est tout de même assez exceptionnel ici, Ilunga étant chef d’État), et concilier leurs objectifs communs avec leurs aspirations personnelles. En bref, j’ai trouvé en eux une représentation juste et touchante d’un couple moderne.
La magie et la spiritualité
La magie fait irruption dans le récit en catimini, de façon très naturelle, lorsque l’on comprend qu’Ilunga est capable de se rendre quasiment invisible et qu’il peut se déplacer en un clignement de paupières. Elle va ensuite prendre une place importante dans la relation entre Boya et Ilunga, leur spiritualité partagée et assumée étant un lien fort entre eux, qu’ils vont explorer ensemble. J’ai d’ailleurs trouvé très appréciable que cet aspect ne soit pas l’apanage de la femme dans le couple, au contraire, c’est même plutôt Ilunga le plus immergé dans ses croyances.
Le respect des traditions ancestrales et la place de la spiritualité dans la culture africaine est un thème régulièrement abordé dans l’afrofuturisme, et je trouve toujours très inspirants les récits qui imaginent des sociétés qui ont su se renouveler, tout en veillant à conserver leur héritage culturel, la mythologie sur laquelle elles sont construites.
« L’Alliance ne recherchait pas la pureté identitaire. Son objectif était de se reconnecter à la vérité profonde de Katiopa, qui n’était pas une forme, une couleur, une saveur, mais une manière de voir. Des principes. En réalité, l’éthique traditionnelle dont le Conseil s’était fait le gardien n’était pas liée aux coutumes en tant que telles, mais à ce qui leur avait donné vie. Il y avait quelque chose derrière les rites. Il y avait un sens aux pratiques. Connaître cela permettait de savoir comment le vivre au présent. Grâce au Conseil, l’Alliance avait avancé pas à pas vers son objectif : ne pas refaire le monde, fonder le sien comme l’avaient fait les aînés. » (pages 128-129)
Dans la science-fiction traditionnelle, il n’y a souvent aucune place pour le spirituel, laissant entendre qu’un futur ultra-technologique est la seule option et qu’elle exclut forcément tous les autres aspects de la vie humaine. L’autrice montre ici une autre voie. Par exemple, les organes étatiques mis en place par l’Alliance comprennent un Conseil des Anciens, des grands sages capables de communier avec les éléments. Et Ilunga veille à agir conformément aux principes éthiques ancestraux, en les incorporant dans sa prise de décision.
Extraits
J’ai choisi deux courts extraits qui illustrent le grand écart permanent de ce livre, entre vie personnelle et vie politique, souffrance des peuples et espoir des individus.
« Nés dans la région de KwaKangela au sud du Continent, Igazi et elle avaient connu les restes d’un monde traumatisé par une invasion venue de Pongo autrefois pour semer la terreur et la mort. Ils pouvaient témoigner de l’existence d’une post-humanité antérieure aux délires transhumanistes, car il avait fallu s’extirper de la race des hommes pour leur faire endurer tant de violence et d’injustice. » (page 469)
« Elle ne put s’empêcher de rire. Sa vie était folle. Le mieux était de ne pas se crisper. Se braquer de façon systématique, c’était attirer à soi des rudesses insoupçonnées. Tout en face, autour, épousait la rigidité que l’on y opposait. Tout se durcissait en réponse au au raidissement par lequel on espérait se protéger. » (page 597)
Pour aller plus loin :
Si la thématique de l’afrofuturisme vous intéresse, vous pouvez notamment consulter :
le dossier spécial dans le magazine Usbek et Rika n°38 ;
la série de cinq podcasts de RFI, appelée « Afrofuturismes » ;
diverses interviews de Nnedi Okorafor (qui ne se reconnaît pas dans le terme d’afrofuturisme, et préfère parler d’africanfuturisism et d’africanjujuism pour ses romans) et de Rivers Solomon.
TW : violences physiques et psychologiques, notamment sur les femmes.
Genres : romantisme noir, fantastique, influences gothiques, et certains éléments de la tragédie.
Thèmes abordés : vengeance, amour toxique, amour impossible, haine, amour et mort, folie, maladie, solitude, système de classes sociales, violence de classe.
Contexte
La narration débute en 1801, lorsque M. Lockwood arrive dans la maison isolée du Yorkshire qu’il loue à Heathcliff. Il rencontre l’énigmatique propriétaire dans sa maison de Hurlevent, ainsi que les autres habitants, dans une ambiance sombre et violente. Que font-ils ensemble ? Quels liens les obligent à se supporter ? La domestique, Nelly Dean, lui fait alors le récit des événements des années 1770 ayant mené à cette étrange cohabitation.
Le pitch
Une histoire noire de vengeance, d’amour, de haine et de revenants.
En 1771, un enfant nommé Heathcliff est recueilli par le père d’une noble famille, les Earnshaw, vivant dans une maison isolée sur la lande, les Hauts de Hurlevent. Il développe un lien profond avec Catherine, la jeune fille de la famille. En revanche, il est humilié et brutalisé par son frère, Hindley. Il est également en rivalité avec les enfants de la riche famille voisine, Edgar et Isabella Linton, Edgar tombant rapidement sous le charme de Catherine. Lorsque Heathcliff apprend que celle-ci, malgré l’amour qu’elle lui porte, refuse de l’épouser du fait de son statut social, il disparaît. Son retour sera synonyme d’une vengeance implacable.
Mon avis
Voilà un livre déconcertant, qui ne ressemble à aucun autre, et encore moins à un classique de la littérature anglaise.
Tout y est démesuré : les sentiments, les émotions, les personnages, le mal, les paysages.
J’avais déjà lu ce roman à l’adolescence, et étrangement, j’avais oublié sa grande noirceur, et la cruauté de ses protagonistes. Je me rappelais surtout d’une histoire d’amour impossible dans un paysage tourmenté, et accessoirement de la revanche d’un homme, se déployant sur plusieurs générations.
Il s’avère que tous les personnages ou presque sont détestables ou en tout cas déplaisants, que Heathcliff se révèle plus proche d’un démon que d’un homme amoureux, et que la vengeance constitue le cœur palpitant de l’histoire. Le livre entier est plongé dans une violence permanente, physique et verbale.
Bien sûr, Catherine et Heathcliff s’aiment. Ils s’aiment d’un amour absolu qui ne semble pas taillé pour une vie de couple, ni même pour une vie humaine, et certainement pas une vie régie par les convenances sociales du milieu noble de la famille Earnshaw. Leur amour semble se détacher du « simple » sentiment amoureux : avant tout, ils se sont reconnus l’un dans l’autre, dans leur sauvagerie et leur rébellion. Ils se perçoivent comme un seul être coupé en deux, comme le décrit Catherine dans sa célèbre tirade (cf. extrait ci-dessous). Le livre n’évoque d’ailleurs aucun désir sexuel entre eux.
« Mon amour pour Heathcliff ressemble aux roches éternelles sous la terre… Elles ne sont guère la source de jouissance visible, mais elles sont nécessaires. Nelly, je suis Heathcliff… Il est constamment présent dans mes pensées, constamment… Non comme un plaisir, pas plus que je ne suis toujours un plaisir à moi-même… Mais comme mon propre être… » (page 113)
Débutant comme un attachement sincère entre deux enfants, leur amour se transforme en un lien indestructible, brutal dans son emprise, presque empoisonné. Leur liaison devient toxique au plus haut point, et la frontière avec la haine ne semble jamais loin.
Je ne vois donc pas dans ce roman la magnifique histoire d’amour qui nous est parfois vendue, mais un lien obsessionnel entre deux êtres, qui constitue rapidement le prétexte d’une histoire de vengeance rocambolesque.
On assiste alors, un peu éberlué, à l’exécution de la stratégie retorse de Heathcliff, dont l’âme s’enfonce dans la noirceur d’un puits sans fond. Brutalité, manipulation, harcèlement, il ne reculera devant rien. C’est cette cruauté extrême qui est captivante et crée une curiosité malsaine chez le lecteur : jusqu’où va-t-il aller ? Ne sera-t-il pas puni pour ses actes ?
En bref, n’hésitez pas à découvrir ce classique irrévérencieux, même si vous êtes allergiques aux histoires d’amour avec un grand A.
À Hurlevent, la souffrance et la trahison résonnent dans les cœurs.
Petit plus : j’ai eu le plaisir de redécouvrir l’histoire dans la superbe version illustrée par Nathalie Novi, parue chez Tibert Éditions, et c’était un régal !
Petit moins : au début, on est un peu perdu au milieu des personnages qui portent les mêmes noms (puisque l’on suit deux familles qui se lient entre elles sur deux générations), et même parfois le même prénom. On parvient assez vite à se repérer, mais dessiner un arbre généalogique peut aider.
Points forts du roman
La démesure de l’histoire
Chaque élément est étiré à l’extrême. L’amour survit à la mort, tout comme la soif de vengeance. Les personnages sont poussés au-delà de leurs retranchements, et Heathcliff ne se contente pas d’être un anti-héros, mais incarne le mal et la souffrance. Pas de tiédeur, tout est brûlant !
L’omniprésence des paysages
La lande sauvage battue par le vent, les ciels d’orage, la rudesse de l’hiver sur les crêtes enneigées ou les étendues de bruyère sous le soleil. L’immensité des paysages et l’écoulement des saisons habitent cette histoire, et renforcent souvent son ambiance sombre et le sentiment d’isolation, en y ajoutant une touche de beauté. Miroir des psychés tourmentées de Catherine et Heathcliff, et théâtre de leur amour contrarié, cette nature aride et agitée symbolise à elle seule tout le roman.
« Oh ! si seulement j’étais dans mon lit à moi dans la maison d’autrefois ! dit-elle avec amertume en se tordant les mains. Et ce vent qu’on entend dans les branches des sapins près des vitres. Je t’en prie, laisse-moi le sentir me caresser… Il vient droit de la lande… Laisse-moi en respirer une bouffée ! » (page 161)
La touche fantastique
Comment résister à une bonne histoire de revenants ? L’aspect mystique de l’œuvre élargit ses horizons, et augmente encore sa puissance romanesque.
Analyse détaillée de l’intrigue et explications, avec spoilers
La narration par récits enchâssés
Le narrateur initial, M. Lockwood, nous raconte sa première visite à Hurlevent, puis il cède rapidement la parole à Nelly, qui lui décrit les événements chronologiques depuis l’arrivée du jeune Heathcliff. Il manifeste un grand intérêt pour cette histoire, et Emily Brontë nous laisse un moment penser qu’une relation pourrait naître entre M. Lockwood et Cathy, la fille de Catherine, mais il n’en sera finalement rien. En réalité, M. Lockwood est un personnage transparent, qui ne joue aucun rôle dans l’intrigue. Il n’est là que pour servir de prétexte à l’exposé de Nelly, dont il est le réceptacle passif. Il permet simplement à l’autrice de ménager des pauses à suspense dans le récit et d’en différer la suite à plusieurs reprises, par exemple du fait de sa maladie.
Si dans la première partie du roman, le lecteur a directement accès aux souvenirs de Nelly via son dialogue avec M. Lockwood, dans la seconde partie, c’est ce dernier qui nous rapporte les événements tels qu’elle les lui a racontés. Le lecteur suit donc un récit doublement rapporté, ce qui crée une certaine mise à distance des événements. Cela donne toutefois l’occasion aux deux narrateurs d’ajouter leurs commentaires personnels.
Des personnages insupportables
J’ai rarement lu un roman où tous les protagonistes semblent concourir pour le trophée de l’individu le plus horripilant.
Dès l’enfance, Catherine est égoïste et tyrannique, dotée d’un ego surdimensionné. Seul son attachement pour Heathcliff nous montre qu’elle est capable de bons sentiments. Elle forme d’ailleurs avec ce dernier un duo de terreurs que l’on n’aimerait pas avoir sous son toit ! Plus tard, elle fait le choix égoïste d’épouser Edgar, son comparse n’étant pas de lignée noble et se trouvant déshonoré par la façon dont le traite Hindley. Ce choix, évidemment cruel pour Heathcliff, l’est aussi pour Edgar, qu’elle n’aime pas vraiment alors que lui est sincèrement épris.
Si Heathcliff, enfant abandonné sans cesse humilié par Hindley, suscite d’abord la compassion, il n’est pas exempt de défauts. Il montre ainsi beaucoup d’entêtement, profite sans vergogne de l’affection que lui montre M. Earnshaw, et il devient de plus en plus violent et asocial, avant de devenir un véritable monstre en tant qu’adulte.
Les autres personnages ne sont pas en reste. Edgar Linton, s’il apparaît foncièrement bon, doux et bien élevé, montre surtout beaucoup de fadeur et de faiblesse. Sa sœur Isabella, naïve et impulsive, fait figure d’écervelée. Le domestique Joseph est bigot, méchant et envieux. La jeune Cathy sait mieux se faire apprécier, mais dévoile tout de même des propensions agaçantes à la naïveté, et elle a une haute opinion se sa personne et de son rang. Linton se révèle tout bonnement insupportable, acariâtre et colérique. Quant à M. Lockwood, nous ne savons quasiment rien sur lui, mais il renvoie une image assez superficielle et froide, incapable d’attachement, comme il l’avoue lui-même.
Seule la nourrice Nelly a trouvé grâce à mes yeux : pleine de bon sens, dévouée, aimante, elle constitue le point d’attache du lecteur. Il faut tout de même relever qu’à plusieurs reprises elle manipule son entourage, prend des décisions qui ne lui reviennent pas en cachant des informations, et ses manigances ont souvent des conséquences catastrophiques pour les personnes concernées.
La disparition prématurée du personnage central
La construction du roman est également originale du point de vue de la gestion du principal protagoniste. On assiste en effet à un renversement de situation plutôt rare, le livre étant divisé en deux.
Dans la première partie, le récit s’attache essentiellement à Catherine, qui semble être le personnage principal : on suit son parcours et ce sont surtout ses sentiments qui sont mis en avant.
Mais l’autrice fait le choix de faire mourir celle-ci au milieu du roman, ce qui constitue forcément un vrai pivot. On va alors suivre notamment le quotidien de sa fille Cathy. Mais surtout, on comprend que la véritable clé de voûte, tirant les ficelles tout au long de l’histoire, est bel et bien Heathcliff.
« Et moi je fais une prière… Je la répète jusqu’à ce que je ne puisse plus remuer la langue… Catherine Earnshaw, puisses-tu ne pas trouver le repos tant que je vivrai ! Tu as dit que je t’avais tuée… Alors, viens me hanter ! Les victimes d’un meurtre hantent leur meurtrier, je crois. Je sais que des fantômes ont effectivement erré sur la terre. Reste toujours avec moi… Prends n’importe quelle forme… Rends-moi fou ! seulement ne me laisse surtout pas dans cet abîme où je ne peux pas te trouver ! » (page 208)
Heathcliff, le fil rouge du récit
Heathcliff est le cœur des Hauts de Hurlevent. Il bouleverse la vie de tous les autres personnages, et ce, dès son arrivée mystérieuse. Son adoption est le commencement de tout, et c’est donc l’acte de compassion de M. Earnshaw qui est à l’origine du malheur des membres de sa famille et de tous ceux avec qui ils vont se lier.
Mystérieux, il le reste du début à la fin : le lecteur ne le connaît jamais vraiment. Amoureux d’une fidélité infinie certes, mais machiavélique, agressif, immoral, dépourvu de la moindre pitié. Catherine elle-même est consciente de ces profonds vices.
« Dis-lui ce qu’est Heathcliff… Une nature non réformée, sans le moindre raffinement, inculte ; une étendue aride d’ajoncs et de grès dur. J’aimerais mieux lâcher ce petit canari dans le parc en hiver plutôt que te conseiller de lui accorder ton cœur ! » (page 135)
Au début du roman, les éléments sont pourtant réunis pour en faire le chouchou du lecteur. Enfant abandonné, Heathcliff ne se sent pas à sa place, il ressent cruellement son infériorité sociale, et il en est profondément meurtri. On a envie de le voir s’épanouir et réussir, et on partage sa blessure devant la trahison de Catherine, qui choisit le confort et le respect de l’étiquette sociale plutôt que leur amour.
Ainsi, lorsqu’il revient à Hurlevent, riche et plein d’arrogance, le lecteur partage son désir de réparation : qu’il montre à tous de quoi il est capable ! Mais voilà, Heathcliff ne veut pas d’une simple revanche, il veut une vengeance mortelle, un anéantissement de ceux qui l’ont fait souffrir. Et une fois que ceux-ci sont morts, il veut détruire leur descendance, y compris quand celle-ci est aussi la sienne ou celle de la femme qu’il aime. Visiblement, dans son esprit torturé, seuls les torts se transmettent en héritage.
« Sa présence aux Heights était oppressante sans qu’on sût expliquer pourquoi. J’avais l’impression que Dieu y avait abandonné la brebis égarée à ses détestables errements, tandis qu’une bête malfaisante rôdait entre elle et la bergerie, attendant l’instant propice pour bondir et faire son œuvre de destruction. » (page 140)
Il n’aura de cesse de tout prendre à ceux qu’il hait : argent, biens, dignité, amour. Sans que cela ne puisse lui rendre la seule chose qu’il veut réellement, et qui s’est refusée à lui par choix, Catherine.
Emily Brontë a créé un personnage incarnant la démesure, mais aussi la solitude absolue.
La mort mystérieuse de Heathcliff
Décidément, Heathcliff, personnage insaisissable, cumule les mystères sur son parcours. En plus de ses origines inconnues et des circonstances inexpliquées l’ayant rendu riche à son grand retour, il connaît une fin très étrange.
Les causes de son décès ne sont, en effet, pas clairement explicitées. Dans ces derniers jours, l’autrice nous décrit un Heathcliff aux aguets, qui ne semble ni manger ni dormir, peut-être proche de la folie. Hanté par Catherine, il est plus que jamais obsédé par elle. Nelly s’inquiète pour lui, et finit par le retrouver mort dans son lit. Alors ? S’est-il suicidé pour retrouver son seul amour ? A-t-il succombé à une maladie foudroyante ?
Ces hypothèses me semblent moyennement satisfaisantes. Mais l’article ci-dessous développe une thèse qui m’a séduite : et si Heathcliff avait en fait été empoisonné par Cathy, voulant ainsi se venger, et surtout se laisser l’opportunité de vivre son histoire naissante avec Hareton ?
Référence : Jessy Neau, « Le Dossier Brontë, affaires familiales et criminelles, épisode 2 : la mort d’Heathcliff dans Les Hauts de Hurlevent », in Intercripol – Revue de critique policière, N° 002, Déc 2020 : La mort d’Heathcliff dans Les Hauts de Hurlevent.
Une noirceur sans limite, battue en brèche in extremis par une lueur d’espoir
Les personnages des Hauts de Hurlevent vivent et meurent dans le malheur. Le roman pourrait être résumé comme le récit d’existences gâchées sur plusieurs générations par l’œuvre d’un homme, qui lui-même a vécu dans la souffrance, la haine et le désespoir.
La violence qui sous-tend tout le roman a choqué ses contemporains à sa sortie, et continue de surprendre et de bouleverser.
Et pourtant… Emily Brontë a terminé son histoire sur un amour naissant, entre deux jeunes gens que tout devait séparer mais qui parviennent à se trouver. L’union de Cathy et Hareton permet de mettre enfin un terme à la vengeance de Heathcliff, et même d’en annuler certains effets, puisque Hareton retrouve le rang et la propriété qui lui revenaient (on peut noter qu’il n’y a pas vraiment de transgression de l’ordre social par le couple, puisque Hareton est bien de noble lignée, comme Cathy).
Les conflits des générations précédentes sont enterrés, comme une promesse de rédemption et de jours meilleurs.
Même Heathcliff a finalement droit au repos aux côtés de son éternel amour, libre de parcourir la lande avec elle.
Extrait
« J’allais simplement dire que le paradis n’avait pas l’air d’un séjour fait pour moi et que j’eus le cœur brisé à force de pleurer pour revenir sur terre. Et les anges furent si furieux qu’ils me chassèrent et me précipitèrent au beau milieu de la lande au-dessus de Wuthering Heights, où je me réveillai, sanglotant de joie. Ce rêve fera l’affaire pour t’expliquer mon secret aussi bien que l’autre. Je n’ai pas plus le droit d’épouser Edgar Linton que d’être au paradis. Et si ce méchant homme, là dans sa chambre, n’avait pas à ce point abaissé Heathcliff, jamais je n’y aurais pensé. Aujourd’hui, épouser Heathcliff m’avilirait ; aussi ne saura-t-il jamais combien je l’aime ; et cela non parce qu’il est beau, Nelly, mais parce qu’il est davantage moi-même que je ne le suis. De quoi que soient faites les âmes, les nôtres sont identiques, alors que celle de Linton est aussi différente de la mienne que le rayon de lune l’est de l’éclair, ou le gel du feu. » (page 110)
Pour aller plus loin
Ce roman a déjà été analysé sous toutes les coutures par des gens bien plus compétents que moi, et vous trouverez en ligne moult ressources passionnantes pour le décortiquer ou en savoir plus sur la vie d’Emily Brontë et de ses sœurs. Je recommande notamment un documentaire très accessible d’Arte, disponible sur Youtube : « Les hauts de Hurlevent » : amour, haine et vengeance | ARTE
Et pour vous mettre dans l’ambiance, ou la prolonger, écoutez le Wuthering Heights de Kate Bush. Encore mieux : regardez les deux clips (une version pour le Royaume-Uni et une pour les États-Unis) de la chanson. Telle une Catherine fantomatique ou une sorcière des bois, Kate Bush nous envoûte avec sa chorégraphie merveilleusement étrange.
Thèmes abordés : définition de l’identité et de l’humanité de chacun, place de l’humain dans la société, définition et rôle du travail, amitiés adolescentes, construction de la personnalité, égalités des chances, réussite sociale, solitude, sociabilisation, foi.
Contexte
On se situe dans un futur proche, où la technologie s’est développée, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle. Le mode de vie des gens et leurs rapports entre eux ont évolué, ils vivent plus isolés. Certains ont perdu leur emploi, remplacés par des IA. Les enfants ne vont plus à l’école, mais suivent des cours à distance. De plus, si leurs parents en ont les moyens, les enfants sont accompagnés au quotidien par des AA (Amis Artificiels), robots doués d’intelligence artificielle.
Le pitch
Klara, une AA particulièrement curieuse et observatrice, nous raconte son existence depuis sa mise en vente dans une boutique spécialisée. Avide de découvrir l’extérieur et surtout de faire la connaissance de sa famille d’adoption, elle va rapidement être choisie par Josie, une enfant à la santé fragile, qui vit seule avec sa mère. Plongée dans un monde nouveau dont elle ne connaît pas les codes, Klara va devoir faire face à des obstacles pour protéger Josie, et s’adapter aux différentes facettes des relations humaines.
Mon avis
Je suis globalement mitigée sur ce roman, qui m’a enthousiasmée sur certains points, mais m’a laissé un goût d’inachevé. J’ai l’impression d’avoir surfé sur une agréable et délicate vague, avec de trop rares incursions en profondeur, celles-ci constituant toutefois des prémisses à des réflexions passionnantes.
L’intrigue est classique et sans surprise : les révélations n’en sont pas vraiment, car elles sont clairement annoncées par des indices multiples et évidents.
La particularité de l’ouvrage est de nous placer dans la tête d’une AA. Cela se reflète dans l’écriture, simple et neutre, et dans les observations cliniques de Klara sur le monde extérieur. Elle est constamment en train de relever des informations, afin de recueillir le plus de données possible pour améliorer ses connaissances. De ce fait, le roman contient des descriptions de scènes banales, de détails anecdotiques. Ces éléments, s’ils permettent en effet une parfaite immersion dans la façon de voir de Klara, restent par nature assez ennuyeux. Ajoutés au ton très neutre de l’écriture, ils amènent une certaine platitude à la lecture. De plus, ces petits riens prennent au final beaucoup de place dans le livre, au détriment peut-être de développements plus profonds.
Le thème principal, lié aux impacts des avancées de l’intelligence artificielle, n’est pas particulièrement original mais toujours intéressant : un être humain est-il vraiment irremplaçable ? Qu’est-ce qui fait d’une personne un être à part entière, qu’est-ce qui la définit ? L’auteur utilise l’intelligence artificielle pour pousser l’humanité dans ses retranchements, et remettre en cause son utilité, sa singularité. Le questionnement sur ce qui constitue l’être humain et sa valeur est déployé sur plusieurs plans : les relations familiales et amicales, le travail, la réussite sociale. Ce sont justement ces réflexions sur des thèmes connexes, brièvement exposées, que j’ai particulièrement appréciées.
De plus, le roman contient très peu d’éléments de contexte sur les évolutions qu’a connues la société, sur les technologies développées et les réactions de la population. On comprend bien que la description de ces phénomènes n’est pas le but de l’auteur, qui se concentre sur les personnages. Il n’en reste pas moins que le manque d’informations et d’explications peut être frustrant.
Dans mon souvenir, Kazuo Ishiguro est coutumier des atmosphères brumeuses qui laissent les lecteurs dans l’incertitude, en tout cas c’est ce que j’avais ressenti dans les deux autres romans que j’ai lus (Auprès de moi toujours et Lumière pâle sur les collines). Mais ici, cela a moins bien fonctionné pour moi, car il n’y a pas de grand mystère qui plane, pas de grande révélation finale où tout s’imbrique.
L’atmosphère du livre reste toutefois agréable et attirante : il y a une délicatesse, une gracieuse mélancolie qui transpire du récit et qui ne laisse pas indifférent. Les événements sont exposés avec pudeur et une certaine distance affectueuse, ce qui enveloppe le tout de douceur amère, et nous plonge dans un état d’esprit méditatif.
Points forts du roman
N.B. : une fois n’est pas coutume, je ne vais pas développer ici les points forts et les points que j’ai moins aimés, mais me contenter de les lister, car les explications contiennent des spoilers. Si vous voulez en savoir plus, rendez-vous dans la dernière partie de l’article, l’analyse détaillée.
Une immersion dans la vision du monde de Klara
Kazuo Ishiguro réussit parfaitement à nous placer dans la tête d’une intelligence artificielle qui découvre le monde : tout est très réaliste. Et malgré la froideur qui se dégage forcément du récit d’un robot, il parvient aussi à rendre le personnage attachant.
Des pistes de réflexions sur les relations humaines et la place de l’humain dans la société
J’ai adoré les idées exposées par l’auteur, qu’elles soient liées aux conséquences sur la société du développement de l’intelligence artificielle (définition du travail, utilité de la vie sociale, impératif de réussite sociale vs. valeur intrinsèque de la vie), ou plus globalement au sujet des relations humaines dans ce qu’elles ont de plus beau (la puissance des amitiés adolescentes).
Ce que j’ai moins aimé
Des réflexions développées trop brièvement
Les thèmes sont développés en quelques paragraphes de dialogues tout au plus, par lesquels un ou deux personnages exposent des questionnements et/ou leur avis. C’est dommage, car les sujets et les partis-pris sont très intéressants !
L’arc narratif relatif au soleil
J’ai bien conscience que c’est cette partie de l’intrigue qui a donné son titre au roman, mais je n’ai pas du tout accroché à la relation entre Klara et le soleil. J’ai trouvé ces scènes longues, répétitives et décousues.
Une intrigue secondaire superflue
On suit dans le détail une intrigue mêlant un ami de Josie et sa mère, mais celle-ci ne mène nulle part et je ne vois pas ce qu’elle apporte au récit.
Une absence d’explication parfois proche de la facilité scénaristique
La résolution d’une intrigue en particulier, laissée dans un flou artistique, a été décevante pour moi car je l’ai trouvée trop facile.
Analyse détaillée et explications, avec spoilers
Plusieurs scènes écrites avec brio
J’ai notamment trouvé la scène d’ouverture particulièrement réussie : en quelques phrases, l’auteur encapsule la situation et pique la curiosité du lecteur.
« Quand Rosa et moi étions neuves, on nous avait placées au milieu de la boutique, à côté de la table des magazines, ce qui nous permettait de voir la moitié de la vitrine. Et donc d’observer la rue – les employés de bureau au pas pressé, les taxis, les coureurs, les touristes, l’Homme Mendiant et son chien, le bas du bâtiment du RPO. Lorsque nous fûmes bien installées, Gérante nous laissa nous avancer peu à peu, jusqu’à la vitrine, ce qui nous permit de découvrir la hauteur du bâtiment. » (page 13)
On est frappé par l’emploi du terme « neuves », par le fait que les AA sont traitées exactement comme des produits, ce sentiment étant renforcé par le parallèle avec les magazines posés sur la table. Le ton employé par Klara est léger, et on comprend qu’elle est satisfaite de sa situation et ne la remet pas du tout en cause.
Autre mention spéciale pour une scène qui se démarque dans le livre, située dans la quatrième partie. C’est une séquence virevoltante, qui donne le tournis, et retranscrit incroyablement bien l’agitation qui touche tous les personnages. Ils sont tous regroupés en ville, sur une place bondée devant un théâtre. Klara est désorientée, prise à partie de toutes parts. Elle saisit des bribes de conversations, de disputes, sans cesse interrompues par des passants, et le tumulte ajoute à sa confusion. Chaque personnage suit le fil de ses pensées et ses intérêts propres, donne son opinion, cherche à mettre son grain de sel, et Klara est engloutie par les événements, tout comme le lecteur. Ce passage est dense, en mouvement constant, et provoque une rupture nette avec le ton posé du récit.
Une absence d’explication frustrante… mais qui nous oblige à forger nos interprétations personnelles
De nombreux événements sont simplement décrits par l’auteur sans nous fournir de clés de décodage. Le lecteur (trop ?) cartésien est donc amené à réfléchir au sens à donner à ces éléments, et à élaborer ses propres théories. L’exercice apporte une certaine satisfaction, tout en nous laissant taraudés par l’éternelle question : mais qu’a vraiment voulu nous dire l’auteur ? Je vous propose d’analyser quelques-uns de ces petits mystères, et les interprétations (totalement subjectives) que j’en ai tirées.
Tout au long de l’histoire, Klara expérimente par moment une altération de sa vision, qui se compartimente alors en « boîtes ». Celles-ci influencent sa perception des choses en les dédoublant, les déformant, les étirant. Elle est parfois même sujette à ce qui semble être des hallucinations, pouvant par exemple conférer un aspect positif ou au contraire effrayant à l’environnement qui l’entoure. On se demande s’il s’agit d’un dysfonctionnement du système du robot, ou si Klara est capable de percevoir des choses invisibles pour les humains.
« Elle but son café sans me quitter des yeux un seul instant, jusqu’au moment où son visage occupa six boîtes à lui tout seul, ses yeux plissés reparaissant dans trois d’entre elles, chaque fois sous un angle différent. » (page 147)
J’ai analysé cette vision compartimentée comme une faculté qui permet à Klara de voir les personnes ou les choses telles qu’elles sont vraiment. Par exemple, elle peut visualiser en même temps les différentes émotions et facettes d’un individu, y compris celles qu’il voudrait cacher. Au sein d’un groupe de personnes, elle voit regroupées dans une boîte celles qui ont une connexion, et isolées au sein d’une autre celles qui sont en réalité exclues. Dans un lieu, les boîtes peuvent permettre d’exprimer une ambiance, ou de mettre en évidence l’élément central.
« La mère se pencha au-dessus de la table pour me voir de plus près et son visage remplit huit boîtes, laissant seulement les boîtes périphériques pour la cascade, et j’eus l’impression un instant que son expression variait d’une boîte à l’autre. Dans l’une d’elles par exemple, ses yeux riaient cruellement, mais dans la suivante, ils étaient pleins de tristesse. » (page 150)
Je pense donc qu’il s’agit d’une faculté supérieure de Klara, une forme de vision révélatrice de l’intériorité des choses, lui permettant de percevoir avec plus de finesse, qu’il lui faudrait apprendre à maîtriser et à interpréter.
Kazuo Ishiguro ne nous fournit pas non plus d’explication sur la relation mystérieuse qui unit Klara et le soleil. Dès le début, elle le personnifie, surveille sans arrêt ses apparitions et les jeux d’ombre et de lumière (ce qui donne lieu à des descriptions récurrentes, moyennement passionnantes). Elle reste également persuadée, malgré les dénégations de la responsable de la boutique, qu’elle a besoin des « nutriments » apportés par l’astre pour recharger son énergie. On s’aperçoit que Klara voue un vrai culte au soleil, lui prêtant une volonté propre et des actes aux conséquences importantes.
« Le Soleil, remarquant qu’il y avait un grand nombre d’enfants au même endroit, déversait son nutriment par les larges baies du Plan Ouvert. » (page 105)
Elle n’hésite donc pas à lui adresser ses prières pour sauver Josie, dans le cadre d’un rituel étrange, qui apparaît totalement loufoque et sans fondement. Le lecteur ne peut que penser que Klara s’égare complètement, et qu’il est impossible que le soleil réponde de quelque manière que ce soit à ses demandes insistantes. Pourtant, la guérison miraculeuse de Josie se produit, apparemment sauvée par les rayons ultra puissants que le soleil a spécialement dirigé vers elle. C’est en tout cas ce dont Klara est convaincue, tout comme les personnes ayant assisté à la scène.
Cette issue à la maladie de Josie a été décevante pour moi, et m’est apparue comme une facilité scénaristique. On se demande si le rétablissement de Josie à ce moment n’était qu’une coïncidence ou un authentique miracle provoqué par le soleil, mais aucune des possibilités n’est satisfaisante à mes yeux.
En y réfléchissant, j’y ai toutefois vu une certaine ironie qui m’a bien plu : dans ce monde technologique, il subsiste une part de magie mystérieuse. Mais celle-ci est inaccessible aux humains, obsédés par leur soif de connaissances scientifiques. C’est une intelligence artificielle, créature robotique sans âme, qui va réussir à invoquer cette magie grâce à sa foi sans faille, dont les humains sont totalement dépourvus. Et au final, c’est bien la foi qui permet la guérison, qui vient rétablir ce qui avait été détruit par la science, puisque Josie était malade à cause de son « édition génétique », opération censée faire d’elle une enfant « relevée », supérieure aux autres.
Je suis d’ailleurs également restée sur ma faim concernant ce concept d’enfants « relevés » : en quoi consiste cette manipulation génétique qui échoue parfois et peut causer le décès de certains patients ? Néanmoins, on peut y voir une réflexion intéressante concernant le choix cornélien auquel cette possibilité expose les parents : faut-il opérer les enfants pour leur offrir un avenir brillant, en sachant que l’opération est risquée, ou les laisser vivre une vie simple, dans laquelle ils ne bénéficieront pas des mêmes chances que les autres ? Ce dilemme nous questionne sur ce qui constitue la valeur intrinsèque de la vie, l’impératif de la réussite, et ce qu’il faut sacrifier pour l’atteindre.
L’immersion dans la façon de voir de Klara
L’auteur utilise la technique du narrateur qui découvre le monde en même temps que le lecteur : on partage les découvertes de Klara, qui vient d’être mise en marche. Toutefois, le lecteur a une longueur d’avance sur elle, qui est un vrai nouveau-né, ignorant et naïf, et il comprend des nuances qu’elle n’est pas en mesure de percevoir.
En effet, au-delà même de sa méconnaissance du monde et des humains, on se rend compte que Klara n’est pas programmée pour penser à elle, à la façon dont elle est traitée. Elle n’a aucun recul, aucune attente à ce niveau, et ne semble donc jamais éprouver de ressentiment. Elle donne tout ce qu’elle a pour remplir sa mission, à savoir protéger Josie, sans aucune arrière-pensée, aucun regard sur sa propre situation. Elle n’a pas conscience qu’elle pourrait être traitée différemment, et c’est justement son ignorance, son innocence qui nous fend le cœur et nous fait d’autant plus détester les humains qui l’entourent.
C’est à mes yeux ce qui rend la fin du livre aussi insupportable : Klara, abandonnée dans une décharge géante, n’a pas conscience du sacrifice immense qu’elle a consenti. Elle n’émet aucune plainte, et ne regrette pas d’avoir sauvé Josie alors que si elle n’avait rien fait, elle aurait pu prendre sa place. Personne ne lui manifeste une reconnaissance à la mesure de ce qu’elle a accompli, et personne ne s’émeut de son sort. Elle est tout simplement devenue inutile, car personne ne l’aime. Josie, qui lui doit la vie, la remercie d’avoir été « super ». Le robot fait preuve d’une humanité désintéressée dont bien peu d’humains seraient capables.
Seule, Klara poursuit sa réflexion sur ce qui fait de Josie une être unique, et dont elle est privée.
Des thèmes secondaires passionnants
Les thématiques secondaires brièvement explorées sont celles qui m’ont le plus intéressée :
La réflexion sur la définition du travail dans notre société et sa place dans nos vies
Le père de Josie était un brillant ingénieur, avec une carrière exemplaire, mais son métier est désormais exercé par l’intelligence artificielle. Avec d’autres personnes ayant le même parcours, ils ont accepté leur situation et ont créé une communauté autour d’une certaine philosophie de vie. Pour eux, il existe d’autres moyens que le travail rémunéré pour vivre une vie épanouissante et trouver sa place, et ils se trouvent plus heureux depuis qu’ils ont perdu leur emploi. Ils continuent à créer, à travailler, mais hors du schéma capitaliste habituel : leur travail n’est pas destiné à une entreprise ou des clients.
La situation de cette communauté n’est toutefois pas idéale. Elle vit visiblement en marge de la société, rejetée par tous ceux qui persistent à vouloir travailler et à y voir leur vraie valeur, comme la mère de Josie. D’autres personnages émettent des critiques, et la communauté semble vivre repliée dans un entre-soi de personnes qui se ressemblent. Ils sont visiblement les seuls à redouter un soulèvement violent de la population, dépossédée de son activité, et à s’y préparer avec des armes si nécessaires.
« Il est devenu évident pour nous tous qu’il existe de nombreuses manières différentes de mener une vie décente et bien remplie. » (page 321)
La force des amitiés / amours adolescentes qui peuvent perdurer même si on se quitte
Malgré leur volonté farouche de ne pas être séparés, Josie et Rick finissent par suivre des chemins différents et ne plus se fréquenter. Néanmoins, ils n’en gardent pas de rancœur, et leur attachement mutuel résiste à la séparation. Leur amour n’en est pas moins réel.
L'adaptation des humains à leur entourage
Klara, avec son sens aigu de l’observation et sa volonté de connaître parfaitement Josie, note à quel point elle change de personnalité afin de s’adapter aux personnes qui l’entourent. Un individu n’a pas un seul mode de fonctionnement, il est constitué de multiples facettes qu’il peut déployer tour à tour. On ne peut donc jamais connaître complètement quelqu’un, car qui sait quelle partie de lui il choisit de ne montrer qu’à un autre ? L’être humain est mouvant, façonné en permanence par son environnement, et il est difficile de déterminer ce qui constitue sa réalité profonde, si toutefois on peut considérer qu’il existe un noyau unique et véritable.
L'utilité de la vie sociale
Les familles vivant isolées, et les enfants suivant des cours à distance, les parents aisés organisent des rencontres de sociabilisation regroupant des enfants « relevés ». Cela vise à leur apprendre à réagir face aux autres, à découvrir la vie en groupe, afin de préparer leur entrée à l’université. Cela semble logiquement constituer un élément essentiel de leur apprentissage, nécessaire pour toute vie en société, l’être humain restant un animal social.
Toutefois, la vie collective telle qu’elle nous est présentée donne plutôt envie de devenir ermite. En effet, lors de l’une de ces réunions organisée par la mère de Josie, on assiste à un enchaînement de paroles superficielles, mensongères ou maladroites, d’attitudes blessantes, de méfiance, de rejet. Tous les protagonistes, enfants comme adultes, semblent devenir plus détestables en présence de leurs congénères.
Cette forme de socialisation, tournée vers les apparences et la démonstration de pouvoir, n’a donc malheureusement pas disparu dans cette société du futur, et on se demande ce qui est advenu de la vie sociale positive, celle qui est un facteur d’épanouissement et de réconfort.
« (…) N’importe qui peut avoir un ou deux amis individuels. Mais ta mère, elle n’a pas de vie sociale. Ma propre mère n’a pas beaucoup d’amis non plus. Mais elle a une vie sociale.
– Une vie sociale ? Ça paraît bien désuet. Ça veut dire quoi ?
– Ça veut dire que tu rentres dans un magasin ou que tu montes dans un taxi et que les gens te prennent au sérieux. Qu’ils te traitent bien. Avoir une vie sociale. C’est important. » (page 182)
Toutes ces questions sont survolées en marge de l’intrigue, et j’aurais aimé en lire plus, par exemple à la place de la rencontre assommante entre Rick, sa mère et le dirigeant d’une université : pourquoi ces échanges sans intérêt sur le passé amoureux des deux adultes, qui ne mènent nulle part ?
Extrait
« Monsieur Capaldi pensait qu’il n’y avait rien chez Josie qu’on ne puisse continuer. Il a dit à la mère qu’il avait cherché et cherché sans rien trouver de particulier. Mais je suis convaincue maintenant qu’il cherchait au mauvais endroit. Il y avait bien quelque chose de très spécial, mais pas chez Josie. C’était dans le cœur de ceux qui l’aimaient. » (page 418)
Pour aller plus loin
Envie d’autres lectures vous plaçant dans la tête d’une intelligence artificielle ? Voici quelques idées :
N.B. : cette critique porte sur l’ensemble des volumes regroupés sous le titre l’Assassin royal en français. Cela inclut donc la première et la seconde époque dans les intégrales publiées par J’ai Lu (que je vous recommande d’ailleurs pour éviter un découpage artificiel et intempestif), ou les treize volumes parus au format poche chez le même éditeur. Dans le découpage initial de l’autrice, cela correspond au Cycle de l’Assassin royal et au Cycle du Prophète blanc.
Si vous cherchez un rappel clair et facile de l’ordre de lecture de la saga, rendez-vous en fin d’article !
Genres : fantasy médiévale, roman d’apprentissage
Thèmes abordés : amitié, deuil, poids du destin, transmission familiale, paternité, difficulté de vieillir, relations homme/nature/animaux, acceptation de soi, gestion des traumatismes, tradition, tolérance, virilité et homosexualité, exercice du pouvoir.
Contexte
Nous sommes dans un monde de fantasy médiévale classique, inspiré du Moyen-Âge historique, avec un système féodal, des châteaux, des guerres à l’arme blanche.
Mon avis
Cette saga fleuve, qu’on ne présente plus, m’a emportée comme aucune autre.
Au fil des pages, l’histoire est devenue un refuge, un cocon confortable que l’on sait pouvoir retrouver en se glissant parmi ses personnages si familiers. Elle a créé chez moi un confort, un sentiment d’appartenance que je me souviens n’avoir ressenti auparavant que lors de ma lecture de la saga Harry Potter à sa sortie. Or, pour cette dernière, je pense que cette implication était partiellement due au fait que j’ai débuté la série très jeune, et que je l’ai poursuivie au rythme de ses parutions, de l’enfance à l’âge adulte, grandissant en même temps que les personnages.
Il est vrai que la longueur de la saga nous permet de suivre les personnages sur plusieurs décennies, facilitant notre attachement, en particulier à Fitz que l’on rencontre à la petite enfance. Mais pour l’essentiel, c’est l’immense talent de conteuse de Robin Hobb qui fait toute la différence.
Et à ce niveau, je serais bien en peine d’essayer d’expliquer, par une analyse détaillée, pourquoi ces livres sont à ce point addictifs. J’ai également lu Les Aventuriers de la mer de la même autrice, et d’un point de vue objectif, je trouve cette seconde série plus surprenante, plus ambitieuse, plus adulte. La multiplication des points de vue et des sous-intrigues est menée avec maestria, il y a énormément d’action, du suspense, des personnages mémorables. Et pourtant… Ma préférence va indéniablement à L’Assassin royal, avec son narrateur unique et ses longs passages de calme plat.
Je comprends ce que les détracteurs du livre n’ont pas aimé : le rythme est assez inégal, parfois très lent. Les intrigues sont en soi assez simples, et s’il y a quelques coups de théâtre qui viennent nous secouer, ce n’est clairement pas un roman à retournement ou à cliffhanger. Le récit s’attache à nous faire partager le quotidien de Fitz, ses conversations, et toute son intériorité : doutes, tergiversations, remises en question. Chaque voyage, quête ou conflit est très détaillé. Pourtant, j’ai tourné les pages sans m’en rendre compte, et j’en redemande !
Si les inconditionnels des romans d’action n’y trouveront clairement pas leur compte, je recommanderais de tenter le coup même si ce n’est pas votre style de prédilection habituel, car l’autrice n’a pas son pareil pour vous prendre par la main et ne pas vous lâcher.
J’en suis venue à parler de la « magie Robin Hobb » pour désigner sa capacité à nous faire entrer dans son répit sans avoir à le rendre palpitant à chaque instant, sans recourir à des artifices.
Un bémol à noter, partagé par de nombreux livres de fantasy classique : j’aurais aimé que les personnages féminins soient plus nombreux, plus développés et qu’elles tiennent des rôles plus intéressants. Mis à part Kettricken, on ne peut pas dire que les femmes aient des arcs narratifs passionnants ! C’est pourtant le cas dans les Aventuriers de la mer, qui contient une flopée de femmes indépendantes, comptant parmi les personnages principaux.
Vous l’aurez compris, ce classique de la fantasy est pour moi un incontournable, et je suis la plus heureuse de savoir qu’il me reste encore deux cycles à lire !
Points forts du roman
Des personnages gris aux relations complexes et évolutives
À mes yeux, c’est le point fort ultime de cette saga. L’autrice donne vie à des personnages aux facettes multiples, elle nous montre leurs zones d’ombre, leurs ambivalences, les mécanismes profonds qui les font agir d’une certaine façon et voir le monde avec leur subjectivité. Ils sont loin d’être lisses : ils ont des moments de faiblesse, et ils sont parfois égoïstes, lâches ou menteurs.
Robin Hobb met parfaitement à profit la longueur de la saga, en faisant évoluer ses personnages de façon continue, et pas toujours pour le meilleur. Elle prend le temps de fouiller en profondeur les ressentis de Fitz, de détailler ses pensées et émotions au sujet des autres personnages, et le sentiment de proximité créé est immense. On connaît ses espoirs et ses non-dits, et lorsqu’un événement difficile se produit (car l’autrice n’épargne pas ses personnages), elle n’a pas besoin d’en faire des tonnes : on est submergé par l’émotion parce que l’on comprend toutes les implications, le passif qui est en jeu.
Et au-delà des protagonistes en tant que tels, leurs relations sont tout aussi travaillées. Elles se développent lentement, et prennent parfois des directions inattendues. Les amitiés tissées par Fitz sont de natures différentes, mais il n’y a jamais de relation caricaturale, toujours positive et équilibrée : parfois des amis se blessent, ne trouvent plus les mots, nourrissent de la rancœur. Et parfois, ils se surprennent, s’attendrissent ou s’admirent.
Certaines des relations développées dans ce roman sont parmi les plus belles que j’ai pu lire, comme celle entre Fitz et Œil-de-Nuit, et Fitz et le fou. Ces trois personnages et leurs relations valent à eux seuls la lecture de la saga ! Pour une analyse plus poussée, avec spoilers, rendez-vous ci-dessous.
Un système de magie ancré dans l’intrigue
Le système de magie élaboré par l’autrice est à la fois simple et original. Il est construit sur une dualité entre deux types de magies, l’Art et le Vif, dont les subtilités et les pouvoirs nous sont expliqués très progressivement dans le récit.
Au début, nous comprenons de façon basique que le Vif est une magie méprisée et redoutée, qui permet de se lier de façon exceptionnelle à un animal. L’Art est au contraire la magie de la lignée royale, et offre notamment la capacité de communiquer par l’esprit, voire d’influencer les actions des autres.
Le génie de Robin Hobb est qu’elle ne s’est pas arrêtée là : non seulement le lecteur apprend toujours plus de détails passionnants sur ces deux magies, mais en plus, il ne s’agit pas de simples éléments de décor. Elles sont essentielles dans la vie des personnages, et influencent leur caractère et leurs actions. Cela va même plus loin : l’Art et le Vif constituent des enjeux à part entière dans les intrigues. Grâce à tout cela, le système de magie apparaît incroyablement tangible pour le lecteur.
Un récit ultra immersif
L’autrice prend souvent le temps de nous décrire des scènes de la vie quotidienne de Fitz, et de nous partager les détails de son environnement. Ce n’est pas toujours le cas pour moi avec tous les livres, mais à la lecture de l’Assassin royal, j’ai parfaitement visualisé les lieux décrits, et pour certains, j’ai même l’impression d’y avoir passé beaucoup de temps.
Le parfait exemple est le château de Castelcerf : on est plongé dans son organisation qui fourmille de vie, l’agitation chaleureuse des cuisines, les discussions bourrues de la salle des gardes, les mystères des passages secrets poussiéreux, le calme des écuries. On parcourt les pièces froides réchauffées par des cheminées et éclairées à la bougie, on croise des pages et des seigneurs en visite. Depuis la lecture du roman, j’ai une envie renouvelée de visiter de vieux châteaux !
Une plume fluide et riche
L’Assassin royal se lit très facilement, mais la plume de Robin Hobb est tout de même recherchée : elle emploie un vocabulaire varié, parfois volontairement vieillot, adapté à l’ambiance médiévale de l’univers. Son écriture a une grande puissance évocatrice.
Petit détail : j’ai parfois buté sur certaines tournures de phrases ou expressions qui sonnaient mal, et je me demande si cela provient de la traduction.
Analyse détaillée de l’intrigue et des personnages, avec spoilers
Une narration simple et efficace
La narration, à la première personne, est centrée sur le point de vue de Fitz, et suit le cours chronologique des événements. À part une ellipse assez longue entre les deux époques, qui amène le lecteur à se demander ce que sont devenus les personnages depuis qu’il les a quittés, l’histoire est dévoilée de façon totalement linéaire, le plus simplement possible.
La seule exception à cette narration unifiée est une technique souvent utilisée en fantasy, et qui fonctionne en général très bien à mon goût : l’insertion à chaque début de chapitre d’un court paragraphe hors de l’intrigue, qui fournit des informations plus globales sur les magies, l’histoire d’un personnage, les Six-Duchés. Parfois le lien avec l’histoire est évident, parfois on ne comprend pas tout de suite l’intérêt de ce que l’on vient de lire. Ces encarts peuvent prendre des formes diverses : extraits de livres d’histoire, chansons, lettres, comptes-rendus d’espions, etc. Ils permettent d’attiser la curiosité du lecteur sur des questions en suspens, et de lui donner du recul sur l’histoire et l’univers.
Cette technique est bien pratique pour s’extraire de la narration à la première personne, qui restreint considérablement les informations que l’on peut donner au lecteur, puisqu’il faut que le narrateur y ait lui-même accès au cours du récit.
J’ai relevé un autre petit jeu narratif auquel l’autrice semble bien s’amuser : les titres des chapitres sont très brefs (en général un seul mot), et ont souvent l’air d’en révéler beaucoup sur les événements à venir. Ils sont utilisés par Robin Hobb pour mettre le lecteur en alerte, et parfois le pousser à suivre une fausse piste.
Exemple avec un chapitre intitulé « Trahison » : paradoxalement, on pourrait penser que l’autrice amoindrit la surprise en nous prévenant qu’une trahison va avoir lieu. À la vue de ce titre, le lecteur inquiet est à l’affût d’indices sur l’identité du traître, et bien entendu il en trouve, savamment disséminés.Il fonce tout droit dans le piège préparé par l’autrice : la trahison n’est pas là où on l’attendait, et on se fait cueillir comme un débutant.
Étude des personnages et de leurs relations
Umbre
J’ai adoré l’évolution de ce personnage, qui se révèle de plus en plus complexe et sombre. Robin Hobb s’amuse avec l’un des tropes les plus connus de la fantasy : le vieux mentor bienveillant et son apprenti. Quand Fitz le rencontre, on croit avoir affaire à la figure classique du guide par excellence, le savant reclus dans sa tour, plein de secrets, qui prend le jeune héros sous son aile pour partager sa connaissance. Mais leur relation va évoluer au-delà de ce trope et s’enrichir de bien des nuances, y compris négatives.
En effet, si Umbre développe une incontestable affection pour Fitz, qu’il appelle tendrement « mon garçon », il ne perd jamais de vue ses propres objectifs, et n’hésite pas à faire souffrir les autres quand il estime cela nécessaire pour la protection de la lignée royale. Il ne cesse de manipuler, de comploter, et Fitz se sentira utilisé à de nombreuses reprises.
Devant ce personnage plein de nuances, le lecteur passe de la compassion pour un vieillard ayant connu une grande souffrance, à l’agacement voire à une certaine répulsion pour sa froideur et son contrôle inflexible, en passant par l’amusement devant son excitation enfantine pour ses sortilèges.
« Il était installé dans son fauteuil devant le petit feu qui brûlait dans l’âtre. Il faisait toujours froid chez lui et il y était sensible. Il paraissait fatigué, aussi, ce soir, épuisé par ce qui l’avait retenu toutes ces semaines où je ne l’avais pas vu ; ses mains en particulier semblaient vieillies, osseuses, enflées au niveau des articulations. »
(1re époque, intégrale 1, page 202)
De plus, derrière sa volonté affichée de servir le roi à tout prix, on découvre une certaine soif de pouvoir personnelle : même diminué par la vieillesse, il s’accroche de toutes ses forces à la place qu’il s’est construite, et ne supporte aucune remise en cause de son autorité.
Il cache également un lourd ressentiment du fait de la vie de reclus qu’il a dû mener, exclu de la Cour par son statut de bâtard, et privé à ce titre des enseignements auxquels il aspirait désespérément. Dans la deuxième époque en particulier, on perçoit à quel point il est amer, et prêt à tout pour prendre une certaine revanche sur son destin, quitte à abandonner toute prudence.
Si au début de leur relation Fitz lui est entièrement dévoué et lui porte une grande admiration, en grandissant il s’aperçoit avec lucidité des vices du vieillard, et se trouve souvent en profond désaccord avec ses choix. Sur certains plans, il sent qu’il a en quelque sorte dépassé son maître, et n’hésite pas à s’opposer à lui à plusieurs reprises.
Je trouve intéressant de comparer l’évolution des deux relations maître/apprenti de Fitz, avec Umbre et Burrich. En effet, le gamin inexpérimenté est immédiatement séduit par l’aura d’Umbre et l’importance qu’il lui accorde, tandis qu’il est profondément blessé par la dureté et l’exigence de Burrich. Sa relation avec celui-ci sera marquée par beaucoup de colère réciproque, et de longues périodes de silence. Pourtant, on s’aperçoit que, même s’il est entravé par son éducation et incapable de dépasser ses préjugés, Burrich a bel et bien nourri un amour profond pour Fitz, et a toujours cherché à la protéger, contrairement à Umbre. Le jeune homme en sera bien conscient, sa relation avec Burrich devenant plus proche de celle d’un père et son fils.
« Le maniement d’armes ne me manquerait pas ; comme Umbre me le répétait souvent, un véritable assassin officie de près et sans bruit. Si j’apprenais convenablement mon métier, jamais je n’agiterais d’épée sous le nez de personne. Mais les heures avec Burrich… Encore une fois, j’éprouvais cette étrange impression d’ignorer ce que je ressentais. Je détestais Burrich… parfois. Il était arrogant, tyrannique et insensible. Il me voulait parfait, tout en m’avertissant d’emblée que je n’y gagnerais jamais la moindre récompense. Mais il était franc, aussi, carré, et persuadé que j’étais capable de ce qu’il exigeait de moi. »
(1re époque, intégrale 1, page 204)
Œil-de-Nuit
Cette amitié entre un homme et un loup, plus profonde que toute amitié humaine, est bouleversante. Emblématique de l’Assassin royal, elle se construit petit à petit, et se développe en réalité assez tardivement dans la première intégrale, permettant à Fitz de connaître avant lui deux autres potentiels compagnons de Vif.
Grâce à cette magie, l’autrice nous fait entrer dans les pensées du loup, et partager toute la complicité du duo. Leurs échanges figurent parmi ceux que je préfère, pleins de tendresse bougonne, de taquinerie, et vidés de tous les faux-semblants qui noient les conversations humaines.
« Œil-de-Nuit s’était levé en s’étirant avec raideur, et il vint se coucher près de moi. Il posa le museau sur mon genou. Je ne comprends pas. Tu es malade ?
Non. Idiot, c’est tout.
Ah ! Rien de nouveau, alors. Tu n’en es pas mort jusqu’ici.
Mais il s’en est fallu de bien peu parfois. »
(2de époque, intégrale 1, page 49)
Robin Hobb nous montre la force que peut atteindre le lien entre un homme et un animal. Leur relation, et plus globalement les liens construits grâce au Vif, sonnent comme un plaidoyer pour le respect et la tolérance. Les animaux sont des êtres doués d’intelligence et d’affection, avec qui un homme peut nouer une relation enrichissante, en apprenant énormément, pour peu qu’il comprenne et accepte les différences de l’autre.
L’autrice n’humanise jamais complètement Œil-de-Nuit, qui garde ses priorités de loup, et ne comprend pas les atermoiements des humains. Il apporte une certaine sagesse à Fitz, celui-ci ayant une forte tendance à ressasser les choses et à développer mille craintes pour l’avenir, sans savoir vivre pleinement dans le présent.
Toutefois, pour ne pas quitter son ami, Œil-de-Nuit doit renoncer à une grande partie de la vie normale d’un loup : il ne vit pas en meute, ne se reproduit pas, et participe à des combats qui ne sont pas les siens. Fitz est conscient des sacrifices consentis, et en porte la culpabilité. Leur amitié, comme toute véritable relation, est faite de multiples facettes, de compromis parfois douloureux, et elle n’en est que plus réaliste.
« Je crois que je suis seul depuis trop longtemps. J’avais oublié ce que c’était d’avoir un ami.
Il cessa de mâchonner son os pour me regarder avec un vague amusement.
Un ami ? C’est un mot trop petit, frère. Et qui va dans le mauvais sens. Alors ne me regarde pas comme ça. Je suis à toi ce que tu es à moi : un frère de lien et de meute. Mais tu n’auras pas toujours besoin que de moi. »
(1re époque, intégrale 1, page 658)
Le fou
On touche ici au cœur de l’histoire : Fitz et le fou constituent le duo central de l’œuvre.
Pourtant, le fou entre par la petite porte dans la vie de Fitz. Ses premières apparitions sont brèves et anecdotiques, on ne comprend pas ses messages cryptiques, et ses bouffonneries sont agaçantes. Mais il est le seul enfant à la Cour avec Fitz, et celui-ci n’aura donc de cesse de le revoir.
L’autrice entretient parfaitement le mystère sur cet incroyable personnage, et pendant une grande partie du récit, plus on en apprend sur lui, plus on se pose de questions. Intrigant, il se dérobe toujours avec malice, maîtrisant à la perfection la joute orale. Il se distingue par sa beauté hors norme, sa force physique discrète, et sa capacité illimitée à jouer un rôle en permanence, sans dévoiler sa véritable personnalité.
On comprend qu’il suit ses propres plans et que ceux-ci vont finir par prendre de l’importance dans l’intrigue, mais Robin Hobb prend son temps, et laisse son arc narratif majeur dans l’ombre jusqu’à la seconde époque.
« Aujourd’hui comme alors, il créait la réalité autour de lui, il apportait l’ordre et la paix dans une petite île de lumière et de chaleur baignée de l’odeur simple du pain en train de cuire.
Il tourna son regard vers moi et ses yeux d’or reflétèrent la lueur des flammes. La lumière du feu détourait la ligne de ses pommettes et se fondait dans la pâleur de ses cheveux. Je secouai doucement la tête.
« En l’espace d’un crépuscule, tu me montres l’étendue du monde du haut d’un cheval et toute son âme entre mes quatre murs.
– Oh, mon ami ! » fit-il à mi-voix. Il n’avait pas besoin d’en dire davantage. »
(2de époque, intégrale 1, page 118)
Son attachement à Fitz se construit lentement, sur des années, pour acquérir la force d’un lien développé de l’enfance à l’âge adulte. Leur confiance mutuelle grandit au fil des épreuves traversées ensemble, et atteint ce stade de confort parfait de l’amitié sereine, où l’on peut laisser s’installer le silence sans aucune gêne.
« La conversation se réduisait à peu de chose ; le fou fredonnait, le feu crépitait, les couvercles tressautaient et laissaient échapper de temps en temps des gouttes qui s’évaporaient en sifflant au milieu des flammes ; le pilon qui écrasait les haricots aromatiques produisait un bruit simple et familier dans le mortier. Pendant quelque temps, nous vécûmes le temps comme le fait un loup, dans la satisfaction du présent, sans nous soucier du passé ni de l’avenir. Cette soirée demeure pour moi un souvenir précieux, aussi limpide et odorant que de l’eau-de-vie dans un verre en cristal. »
(2de époque, intégrale 1, page 118-119)
Pourtant, les différences du fou vont mettre les préjugés de Fitz à rude épreuve, en particulier ses représentations de la virilité, de l’homosexualité, de l’amour. Leur relation fait grandir le jeune héros, il gagne en tolérance et en bienveillance.
Enfin, le personnage du fou apporte un côté mystique à l’intrigue, et sa quête en tant que Prophète blanc permet d’aborder des thèmes profonds, tels que le poids du destin, le rôle de l’individu face à la masse, la domination des Hommes sur la planète. J’ai adoré l’idée de réintégrer les dragons sur la Terre, créatures aussi égoïstes que les Hommes, afin de montrer à ces derniers qu’il ne sont pas les plus puissants, leur apprendre la peur, et mettre fin à leur domination sur les autres espèces. Le message écologique est clair : qui viendra empêcher les Hommes de détruire la nature ?
Les magies des Six-Duchés, des personnages à part entière
L’autrice offre à ses deux magies un traitement aussi intéressant que celui de ses personnages : on apprend à les connaître lentement, parfois par des révélations étonnantes, on comprend peu à peu les embranchements sous la surface, on suit leur évolution.
Le Vif, en particulier, connaît un parcours digne de l’arc narratif d’un protagoniste : d’abord secret honteux et méprisé, il séduit toutefois le cœur du lecteur comme un petit frère rebelle face à l’Art, son arrogant aîné de sang royal. Le Vif nous permet en effet d’assister à la construction de la relation faite de respect, de tolérance, d’apprentissage mutuel entre Fitz et le loup. Dès lors, comment ne pas prendre fait et cause pour sa beauté et sa puissance ? On souhaite que cessent les répercussions contre les « vifiers » et on souffre de l’injuste ostracisation de la pratique. Et là aussi, Robin Hobb nous offre une superbe évolution, qui donne sa revanche à la magie de l’ombre. Le Vif va en effet bénéficier de plus en plus de reconnaissance, jusqu’à l’introduction d’un Maître de Vif à la Cour, et la création d’un clan de Vif autour du roi, exactement comme dans la tradition de l’Art.
Extrait
« Il se pencha soudain et avança sa main gantée. Il ne saisit mon poignet qu’un instant et nos peaux ne se touchèrent pas, mais, en un éclair, je sentis un lien entre nous. Je ne sais pas comment décrire cette impression ; ce n’était pas l’Art, ce n’était pas le Vif, ce n’était pas de la magie, du moins telle que je la connais. Cela se rapprochait de la sensation de déjà vu dont on est parfois saisi dans un lieu pourtant inconnu ; j’eus l’impression que nous nous étions déjà trouvés assis face à face, que nous avions déjà prononcé les mêmes paroles, et qu’à chaque fois elles s’étaient achevées sur ce bref contact. Je détournais les yeux du visage du fou, mais ce fut pour croiser le regard du loup qui me brûla jusqu’à l’âme. »
(2de époque, intégrale 1, page 219)
Pour aller plus loin
Un petit rappel de l’ordre de lecture conseillé des différents cycles de Robin Hobb :
TW : violences physiques, morales et sexuelles, racisme.
N.B. : Rivers Solomon est une personne non-binaire, qui utilise le pronom « they » en anglais. Je la désignerai donc par le pronom « iel » ou le mot « auteurice ».
Genres : science-fiction, dystopie, post-apocalyptique, space opéra, afrofuturisme.
Thèmes abordés : racisme, ségrégation, esclavage, domination des puissants, classes sociales, endoctrinement, résistance, importance des racines, droit à la différence, neurodivergence/neuroatypie, questionnements sur le genre et le corps, santé mentale.
Contexte
Le récit est situé dans un futur non daté, suffisamment lointain pour que les humains aient dû fuir la Terre devenue inhabitable depuis plusieurs générations, dans un gigantesque vaisseau spatial. En quête d’un nouveau monde qui semble de plus en plus inatteignable, voire utopique, les habitants du vaisseau vivent au sein d’une société très stratifiée et policée, détachés de leurs racines et sans réelles perspectives d’un nouveau foyer.
Le pitch
Aster, une jeune habitante des Bas-Ponts, vit et travaille avec les autres Goudrons, les personnes noires regroupées sur les ponts les plus pauvres du vaisseau. Elle a toutefois été formée à la médecine par le Chirurgien, un haut gradé parmi les personnes au pouvoir, et elle est respectée par ses pairs pour son savoir-faire. Cela lui permet également de se déplacer plus librement que les autres Bas-Pontiens, et de bénéficier d’une certaine protection du Chirurgien. Aster est toutefois détestée par le Lieutenant, le futur successeur de l’actuel Souverain du vaisseau, et elle doit donc rester discrète.
La population des Bas-Ponts est exploitée, brimée par les Gardes, et leurs conditions de vie sont de plus en plus difficiles, notamment à cause de pannes de courant répétées qui plongent cette partie du vaisseau dans un froid terrible.
Aster, obsédée par sa mère décédée, dont il ne lui reste que des carnets illisibles, va s’intéresser à plusieurs événements étranges qui lui semblent liés, accompagnée par son amie Giselle.
Mon avis
Ce livre est pour moi l’exemple parfait du roman que l’on apprécie pendant la lecture, mais dont la puissance vient vraiment nous frapper une fois refermé, et qui continue à se déployer dans notre esprit dans les semaines qui suivent.
Il se lit très facilement, et son apparente simplicité cache une construction très maîtrisée. L’auteurice a porté une grande attention aux détails pour faire vivre ses personnages et nous partager ses réflexions sans alourdir le récit.
Iel déploie une originalité dans son écriture, ses personnages et les thèmes abordés. Il est rafraîchissant de lire du space opéra, genre emblématique de la SF « traditionnelle », renouvelé ainsi avec brio.
Les idées sont développées avec un parti-pris qui nous pousse à nous questionner. Rivers Solomon insuffle sa vision personnelle dans son roman, et elle n’a pas peur d’aller jusqu’au bout dans ses prises de position, ce qui permet d’éviter les évolutions de personnages ou les intrigues consensuelles et tièdes. J’ai depuis écouté plusieurs de ses interviews, et elle apporte un éclairage intéressant sur des questions relatives notamment à l’afrofuturisme.
Il s’agit ici d’un roman noir, qui ne laisse pas beaucoup d’espoir quant à l’avenir de l’espèce humaine, et il risque de vous heurter si vous êtes sensible aux sujets explorés. Mais on y trouve également des passages de douceur qui réconfortent (un peu) sur la beauté des liens qui peuvent se développer, même dans le contexte le plus sordide. Notamment, les relations atypiques entre Aster et le Chirurgien sont pleines de respect et de tolérance, et constituent le genre de représentations que l’on voudrait voir plus souvent dans les films ou les romans, afin de créer de nouveaux modèles dans lesquels se projeter.
Points forts du roman
Des personnages ancrés dans leurs différences
C’est à mes yeux la plus grande réussite du livre, ce qui me reste fortement en tête plusieurs mois après sa lecture. L’auteurice n’a pas seulement créé des personnages queer (cf. développements ci-dessous), mais avant tout des êtres multi-facettes qui crient leurs différences ou luttent pour l’assumer, qui s’interrogent sur eux-mêmes et ont du mal à trouver leur place.
Aster semble être neuro-divergente, peut-être dans le spectre de l’autisme : rien n’est précisé, mais on peut penser à de l’autisme à haut potentiel. Elle analyse les choses froidement, paraît souvent détachée des événements, et ne comprend pas certaines expressions imagées ou au second degré. En revanche, elle excelle dans l’apprentissage de la médecine et montre des capacités exceptionnelles. Un autre personnage la qualifie ainsi d’intyéfa, la « femme intérieure » :
« Vous vivez dans votre tête et quand vous en sortez, ça fait mal, comme si on vous donnait des coups de bâton. » (page 33).
Sa différence est un élément clé de l’ouvrage (cf. développements ci-dessous, dans l’analyse détaillée de l’intrigue).
Si Aster a besoin de trouver un certain ordre autour d’elle pour supporter la situation, sa meilleure amie Giselle a un besoin constant de provoquer la destruction et le chaos. C’est une bombe qui ne cesse d’exploser. L’auteurice nous offre ici un personnage incroyable, comme je n’en avais jamais vu : agressive, cruelle, elle se blesse elle-même et en fait voir de toutes les couleurs à Aster, qui l’accepte pourtant comme elle est.
Giselle est dirigée par sa colère, rongée par ses traumatismes. Avec son immense courage, elle déstabilise le lecteur : on la plaint mais elle est difficile à aimer, tant elle ne cesse de mettre Aster en danger. Fidèle à elle-même, elle refuse le compromis, les petites consolations. Sa violence délibérée, pour laquelle elle ne s’excuse pas, son refus d’essayer d’être heureuse dans le monde ignoble qu’elle connaît, et de laisser les autres essayer, en font un personnage qui prend aux tripes.
J’ai aimé le choix de l’auteurice de ne pas chercher à l’adoucir, de ne pas nous expliquer qu’elle irait mieux si elle gérait sa colère. Giselle n’a pas peur du néant, elle projette sa fureur sans chercher la rédemption, et elle veut que tous portent la culpabilité de son malheur.
Aster et Giselle sont le produit de leur environnement : hantées par des souvenirs de maltraitance, des traumas qui les meurtrissent. À mes yeux, ce sont là les fameux fantômes qui font preuve d’incivilité (la beauté de ce titre), car ils ne se laissent pas enterrer et oublier.
Un roman noir sans sensationnalisme
On prend la mesure des mauvais traitements infligés à Aster, Giselle et les habitants des Bas-Ponts par petite touche, quand certains détails sont fournis l’air de rien, au détour d’une phrase, comme s’il s’agissait d’un élément de contexte comme un autre.
Rivers Solomon ne fournit pas de descriptions détaillées, ne s’attarde pas sur les scènes difficiles. Les personnages ne se plaignent pas, ne s’apitoient pas sur leur sort.
Le système d’exploitation mis en place sur le vaisseau n’est pas précisément décrit, même si on comprend que les Bas-Pontiens sont victimes de travail forcé, et sont en réalité des esclaves.
Certains aspects ne sont même jamais directement évoqués : par exemple, je me suis aperçue au de bout de 126 pages que tous les personnages entourant Aster dans son quartier étaient féminins, et qu’en-dehors du triptyque à la tête du vaisseau (Souverain, Lieutenant et Chirurgien) et de leur bras armé (les Gardes), il n’était nulle part fait mention du sort des hommes (Aster ne se soucie pas du tout de son père, qui n’est jamais évoqué, alors qu’elle est obsédée par sa mère). On rencontre ainsi des ouvrières agricoles, des cuisinières, des mécaniciennes. J’ai donc supposé que sur les Bas-Ponts, hommes et femmes sont séparés, avec une division sexuée du travail.
Des messages forts exprimés par les personnages et l’univers
Les personnages ne sont pas bavards et encore moins éloquents, c’est dans leurs actions que transparaissent leurs valeurs et leurs évolutions.
On trouve plusieurs exemples de scènes brillamment utilisées pour porter un message. Ainsi, devant un Garde qui se montre gentil avec elle, ou une bonne action isolée, Aster n’est pas dupe :
« Il ne ressemblait en rien au garde de ce matin-là. Ni mieux, ni pire. Peut-être un peu plus difficile à cerner, mais sans plus. Aster ne savait que faire de son attitude amicale, qui paraissait sincère. Pourtant, combien de fois avait-il battu des Bas-Pontiens ? Combien de fois avait-il simplement regardé un de ses collègues battre quelqu’un, sans rien faire ? » (pages 187-188)
« Les gens étaient si méchants qu’on avait parfois tendance à considérer comme des saints ceux qui ne l’étaient pas. Il ne suffisait pas de traiter Aster décemment pour avoir droit à son affection. » (page 286).
Il n’y a pas que les « grands méchants » qui profitent des plus faibles : des personnes neutres, voire sympathiques, participent à l’oppression s’ils ne font rien pour lutter contre, ou s’ils se laissent emporter par la masse en reproduisant de mauvais agissements.
L’univers lui-même est révélateur d’un message politique : le système de classes est une reproduction de notre présent, notamment de la société américaine d’aujourd’hui, mais aussi le reflet presque transparent du passé, avec les États confédérés du Sud des États-Unis pendant la sécession.
Et dans le futur ? L’auteurice nous montre que les humains sont à même de construire des vaisseaux gigantesques et de concevoir des technologies leur permettant de voyager dans l’espace pendant des dizaines d’années ; en revanche, ils ne sont toujours pas capables de mettre en œuvre une société basée sur l’égalité et la bienveillance, de venir à bout du racisme, des préjugés, de l’exploitation de l’homme par l’homme.
Le traitement des questions liées au genre et au corps
Plusieurs personnages sont queer, et évoquent leur rapport à leur corps, la perception de leur genre, et comment ils vivent leur attirance pour un(e) autre. Ils ne s’assument pas de la même manière, selon les attentes dont ils font l’objet, les injonctions ou remarques désagréables qu’ils ont pu subir. Ces questions sont soulevées en adéquation avec le personnage en question, parfois avec beaucoup de pudeur et d’hésitation, parfois de façon plus frontale.
De plus, l’auteurice introduit l’idée que l’attribution d’un genre à un enfant relève d’un choix arbitraire prédéterminé, qui peut varier d’une société à une autre. Ainsi, sur le vaisseau les enfants ne sont pas genrés de la même façon selon les ponts : sur le pont Q où vit Aster, les enfants sont genrés au féminin, alors que sur un autre pont des Goudrons, ils sont genrés au neutre.
L’auteurice met en avant, à tous les niveaux, le droit à la différence et la tolérance.
« On ne se moque pas des autres parce que les Cieux ne les ont pas faits comme nous. Est-ce que les étoiles se moquent des tournesols ? Hein, petite ? Non. Ne te réjouis pas du malheur des autres, parce que c’est ce que font les hommes qui sont méchants. » (page 361)
Analyse détaillée de l’intrigue et explications, avec spoilers
Une intrigue basée sur la résolution d’énigmes
On suit plusieurs mini-enquêtes menées par Aster, parfois avec l’aide de Giselle : la maladie du Souverain, les pannes d’électricité, le contenu des carnets de la mère d’Aster. Ces arcs narratifs se mélangent, Aster établissant rapidement des liens entre ces différentes questions.
L’intérêt du lecteur est donc maintenu, l’intrigue reste très dynamique, d’autant que l’on se pose des questions supplémentaires au fil du récit, par exemple sur la nature des relations entre le Chirurgien et Aster.
Une écriture qui reflète l’expérience des personnages
La trame du récit et le style employé reflètent parfaitement le mode de fonctionnement d’Aster, et permettent de s’immerger dans son expérience personnelle du monde.
Elle s’exprime d’une façon assez encyclopédique, un peu guindée et froide. Sa vision des choses est inhabituelle, on est surpris par ce qui lui semble évident ou non, ce à quoi elle attache de l’importance ou non. Il y a ainsi de petites ellipses sur des événements que l’on aurait pu s’attendre à voir racontés, comme le couronnement de Lieutenant, mais l’attention d’Aster se porte ailleurs. L’écriture est sinueuse, elle coule d’un sujet à un autre sans s’attarder, comme l’esprit d’Aster.
Le style a un côté neutre, détaché, qui exprime bien le pragmatisme dont elle fait preuve. Aster constate les choses sans les interpréter, en restant au premier degré. Le fait d’assister aux événements par son prisme, qui neutralise ses émotions, tend à anesthésier le lecteur : on constate avec elle les violences qui s’accumulent, mais on reste à l’extérieur, on se protège.
Et puis tout à coup certaines scènes viennent briser cette torpeur et nous gifler, en particulier l’exécution de Flick et le suicide de Giselle. Ce sont des scènes brèves et peu descriptives, mais leur impact est décuplé.
Des incursions chez des narrateurs secondaires
L’essentiel du roman est écrit du point de vue d’Aster, avec une narration à la troisième personne. Cela reflète la distance avec laquelle elle perçoit le monde, et nous la fait partager.
Toutefois, à chaque début de partie, un bref chapitre est écrit du point de vue d’un autre personnage : le Chirurgien, la tante Mélusine et Giselle. On passe alors à une narration à la première personne, ce qui nous donne un sentiment de proximité et de connivence. Ce choix sert parfaitement le récit : la différence d’Aster est mise en valeur, et l’auteurice renforce la proximité avec les autres personnages par des révélations sur leur passé et leurs pensées intimes.
Au début du chapitre 23, j’ai relevé une petite dissonance : quelques paragraphes sont écrits du point de vue d’un narrateur omniscient, ce que j’ai trouvé assez déstabilisant. Qui prend la parole ?
Une fin ouverte mais significative
L’auteurice n’a pas pris le parti extrême de faire mourir Aster, et laisse donc en théorie un peu d’espoir pour elle. Elle la place toutefois en très mauvaise posture.
D’un point de vue plus global, Rivers Solomon nous laisse entrevoir des possibilités nouvelles pour l’humanité, puisque la Terre semble à nouveau prête à accueillir de la vie, le Souverain est mort et les Bas-Pontiens se sont rebellés. Mais rien n’indique que les habitants du vaisseau vont s’apercevoir de l’évolution sur Terre… Et leur situation peut-elle réellement s’améliorer ? La rébellion peut-elle suffire à renverser l’ordre établi, alors que les puissants vont s’accrocher bec et ongles à leurs privilèges ?
Comme Aster le souligne, il ne suffit pas d’éliminer un souverain, car un autre prendra sa place. Le roi est mort, vive le roi. Et mort aux faibles, aux pauvres, aux abîmés.
Extrait
« Parfois, malgré elle, Aster se disait avec inquiétude qu’elle n’était pas assez jolie. Pourquoi ? Il était étrange de s’inquiéter du fait d’être joli ou non. La beauté était une catégorie subjective, fallacieuse. La beauté ne pouvait être recréée dans un laboratoire. Elle appréciait, comme tout le monde, la variété prismatique de l’amarante en fleur, la géographie des corps animaux. Mais humainement parlant, il semblait incongru à Aster que certaines personnes soient jugées belles et d’autres non. Et ce qui était plus grave, il lui semblait incongru qu’elle-même ressente, certains jours, le besoin d’appartenir au groupe de ceux qui étaient plus beaux que les autres. » (page 452)
Le livre est divisé en quatre parties, chacune ayant pour titre un nom de science, parfois un peu obscur. Cela nous invite à établir des liens entre ces sciences et le contenu du roman. J’ai esquissé quelques pistes ci-dessous, mais pour approfondir, une relecture serait la bienvenue !
Thermodynamique : branche de la physique qui étudie l’énergie et ses transformations, en particulier les comportements thermiques, à savoir les phénomènes qui dépendent de la température et ses changements. On pense donc au problème de coupures de courant, au Petit Soleil, et au froid qui règne sur les Bas-Ponts.
Métallurgie : science qui étudie les métaux. Je sèche un peu… Est-ce que cela a trait à la structure du vaisseau ?
Phylogénie : étude des liens de parenté entre les êtres vivants et ceux qui ont disparu. Cela nous mène vers les liens entre Aster et sa mère, et plus globalement aux liens entre les habitants du vaisseau et leurs ancêtres terriens.
Astromatique : à ma connaissance, ce n’est pas un terme existant en français, mais on devine qu’il a trait à l’astronomie. On fait donc le lien avec le périple du vaisseau dans l’espace, sa trajectoire, le travail de la mère d’Aster.
TW : violence, violence sur enfants, torture, sacrifice humain
Vous n’avez jamais lu un livre comme celui-ci.
Il n’y a pas que moi qui le dis, et la surenchère de qualificatifs qui accompagnent le roman depuis sa sortie sont mérités : foisonnant, dense, surprenant, captivant. Mariana Enriquez se joue des écueils et des cases dans lesquelles on voudrait classer son livre. L’excursion provoque le malaise, on doit parfois lever les yeux avant d’oser poursuivre sa lecture, mais on est pourtant incapable de poser le livre. Et une fois refermé, on en redemande.
Je vous propose de plonger dans ses méandres, et de tenter de mettre à jour quelques-uns des mécanismes et stratégies mis en œuvre par l’autrice.
Genres : fantastique, horreur, thriller, gothique, road trip, tranche de vie, roman d’apprentissage.
La majeure partie de l’histoire se déroule en Argentine entre 1981 et 1997, sous la dictature militaire. Le contexte politique, les violences étatiques et de la guerre y jouent un rôle majeur. Un bref passage du roman se situe à Londres entre 1960 et 1976, nous offrant un changement d’ambiance total, puisque l’on est alors plongé dans l’insouciance de la jeunesse aisée naviguant entre drogues, concerts et amours débridés.
Le pitch
Nous commençons par suivre Juan et son jeune fils Gaspar, qui semblent fuir leur domicile en voiture. Leurs relations sont tendues, non pas parce qu’ils ne s’aiment pas : au contraire, on sent très vite une grande tendresse entre eux. Mais on comprend que Rosario, la mère de Gaspar et grand amour de Juan, est morte il y a peu et que ce décès soulève de nombreuses questions non résolues.
On assiste peu à peu à certaines manifestations étranges des pouvoirs surnaturels de Juan, et on découvre qu’il est un Médium, utilisé par une société secrète mondiale violente et puissante appelée l’Ordre. Celle-ci exploite ses pouvoirs afin de communiquer avec le Dieu ancien qu’elle vénère, l’Obscurité. Ses membres, les Initiés, sont dépendants de Juan car lui seul leur permet de percevoir les consignes de l’Obscurité. Ils espèrent que celle-ci leur fournisse un mode d’emploi pour atteindre une forme d’immortalité, en transférant sa conscience dans un autre corps.
On comprend vite qu’il ne fait pas bon être un Médium au service de l’Ordre : même si ses dons épuisent physiquement Juan, qui souffre de problèmes cardiaques, et menacent sa santé mentale, l’organisation entend bien profiter au maximum de ses capacités et le maintient dans une servitude inextricable.
Juan espérait donc que son fils n’ait pas hérité de ses dispositions surnaturelles, mais il ne peut plus nier ce que Rosario avait pressenti : Gaspar sera lui aussi un puissant Médium. Son père va alors, avec l’aide de certains alliés dans sa famille et au sein de l’Ordre, tenter de lui donner un autre avenir et de le protéger de l’avidité et la cruauté de la secte, qui à l’inverse, n’aura de cesse d’essayer de les garder sous sa coupe.
Au fil du récit, nous serons amenés à suivre principalement les points de vue de Juan, Gaspar et Rosario. Mais nous auront aussi accès aux pensées de personnes qui gravitent autour d’eux, en particulier les amis du père et du fils. De nombreux flash-back et récits enchâssés nous permettront aussi d’en apprendre plus sur les débuts de l’Ordre, et d’avoir ainsi accès à la vie des protagonistes sur plusieurs dizaines d’années.
Mon avis
J’ai mis du temps à ouvrir ce roman après sa sortie, alors que les avis dithyrambiques s’accumulaient et que ma curiosité grandissait. J’ai retardé le moment de m’y plonger, et on ne va pas se mentir, le livre fait un peu peur. D’abord à cause de son épaisseur (à ce stade ce n’est plus une brique mais un parpaing, et pourtant sachez que je n’ai pas pu m’empêcher de le trimbaler dans le métro pour ne pas interrompre ma lecture), mais aussi de la démesure annoncée par la quatrième de couverture : grand écart géographique et historique, et dans les genres et les thèmes abordés. Tout le monde souligne le caractère foisonnant de l’œuvre, et ce n’est pas toujours une caractéristique qui m’attire.
Pourtant, comme cela arrive en de rares occasions, je pressentais que je tenais là un roman fait pour me captiver et me marquer. Et… bingo ! Si vous êtes également un peu effrayés de vous lancer, vous pouvez y aller les yeux fermés, car l’autrice a réussi l’improbable alliance entre complexité de la narration, multiplication des points de vue, mélange des genres, et simplicité de prise en main. On entre incroyablement vite dans l’histoire, on s’y sent tout de suite installé, et on est ravi de compter les nombreuses pages où s’immerger.
N’ayez pas d’inquiétude lors de la première partie : les clés de compréhension nous sont fournies au fur et à mesure. Si au début des zones d’ombre nous empêchent de comprendre tous les événements, le petit jeu est savamment orchestré par l’autrice, qui ne laisse jamais tomber le lecteur dans une confusion qui le perdrait.
L’écriture est fluide, l’histoire est addictive. On alterne entre moments de vie presque normaux aux côtés des personnages à la fois attachants et fascinants, et coups de pression angoissants, voire parfois franchement gores. Il s’agit bien d’un roman horrifique par moment, et c’est le seul avertissement à avoir en tête avant de s’y plonger (cf. TW en début d’article).
J’ai trouvé que ces scènes de violence crues et sans fard étaient nécessaires afin d’installer le climat de tension et de malaise qui court tout au long du roman. Elles nous font assister directement à la cruauté de l’Ordre et du régime en place, et ressentir la profondeur de la peur de Juan pour son fils, ce qui nous permet d’éprouver de l’empathie pour lui (et ce n’est pas toujours gagné). De plus, ces passages servent totalement le propos de l’autrice : la violence de l’Ordre répond à celle de la dictature. L’horreur romanesque sert à mettre en scène une réalité tout aussi effrayante, où l’exploitation humaine et la mort sont partout (le livre évoque également l’épidémie de SIDA qui sévit lourdement, ainsi que l’exploitation des populations indigènes par les colons).
Ce livre tient toutes ses promesses, et j’ai été ébahie d’apprendre qu’il s’agit du premier roman de Mariana Enriquez. Un argument de plus, s’il en fallait, pour vous convaincre de découvrir les débuts d’une autrice dont l’audace et la maîtrise laissent pantois.
Points forts du roman
Une construction narrative complexe au service du suspense
Le livre est divisé en six parties, chacune suivant un point de vue principal (même si des points de vue secondaires viennent régulièrement s’y glisser). Elles ne se suivent pas par ordre chronologique, mais les années couvertes et la localisation de l’action sont visées dans le titre de chacune, ce qui permet au lecteur de se repérer facilement. Deux parties (les n°2 et 5), nettement plus courtes que les autres, font presque figure d’interlude : elles ne sont pas écrites du point de vue des personnages habituels et sortent du cadre du récit.
Cette construction complexe est parfaitement maîtrisée. La chronologie non-linéaire permet de garder le suspense sur certaines actions, et l’alternance des points de vue, plaçant le lecteur dans la tête de personnages détenteurs d’informations ou au contraire gardés dans l’ignorance, permet à l’autrice de jouer avec notre curiosité.
Parfois, on devine ce qui va se passer, car nous en savons plus que le personnage qui raconte : le lecteur frissonne en anticipation d’événements redoutés. À d’autres moments au contraire, nous sommes aussi perdus que le narrateur. Nous sentons comme lui que l’on nous cache des choses essentielles, et nous enquêtons avec lui sur la base des indices égrenés ici et là.
Cette stratégie narrative fonctionne à merveille, gardant le lecteur dans une posture active jusqu’aux dernières pages.
Les personnages et leurs relations
La multiplication des narrateurs, s’agissant parfois de personnages secondaires, nous permet de connaître Juan, Gaspar et Rosario sous leurs multiples facettes. Nous les voyons se comporter différemment, bâtir plusieurs types de relations, et nous avons accès à la façon dont ils sont perçus par les autres. Par exemple, on mesure la fascination provoquée par Juan et Gaspar sur leur entourage, dont eux-mêmes n’ont visiblement pas du tout conscience, et qui va souvent jusqu’aux sentiments amoureux. Les protagonistes gagnent ainsi en profondeur et en nuances.
La diversification des personnages ne se fait pas au détriment de l’intimité ressentie par le lecteur avec ceux-ci, en particulier Gaspar, car Mariana Enriquez prend le temps (voire le risque, au vu de la longueur du roman), de nous immerger dans sa vie quotidienne.
Le tissage du réel et du surnaturel
L’autrice superpose les violences infligées dans un cadre ésotérique et celles de la dictature militaire, dont l’ombre est omniprésente. On comprend qu’à cette époque la vie pouvait être tout aussi effrayante et terrible que les événements surréalistes décrits, avec les assassinats, les rapts, la pauvreté, le chômage, les ravages du SIDA. La même férocité se retrouve partout, les actes se font écho et on ne sait plus bien qui est coupable de quoi. Le mélange de surnaturel et de réalité renforce la crédibilité et la puissance de l’intrigue.
Un texte ultra référencé
L’autrice utilise une multitude de références réelles qui ancrent son histoire dans la « vraie vie », ce qui favorise l’immersion du lecteur et son impression de voyager. On a la sensation que l’autrice connaît réellement les lieux cités, aussi bien en Argentine qu’à Londres. Elle utilise des mots en guarani, qui donnent aux pratiques de magie des accents d’authenticité et une identité, ainsi que des noms de boîtes de nuit, de rues, de groupes de musique, lorsque le récit se déroule à Londres.
Les références à l’art sous toutes ses formes sont multiples (et je n’en ai certainement pas repéré la totalité). La première est glissée dans le titre lui-même : Notre part de nuit est le titre d’un poème d’Emily Dickinson, celle-ci étant également citée dans le livre au côté de nombreux poètes, mais aussi de peintres (entre autres, la sublime toile The Magic Circle de John William Waterhouse, reproduite ci-dessous), de photographes, de groupes de musique, d’auteurs, de dessinateurs. L’art tient une place importante dans la vie de tous les personnages ou presque.
On peut également relever au sein de l’intrigue elle-même des clins d’œil à des œuvres connues : par exemple, la maison de Villarreal ne peut manquer de faire écho à La Maison des Feuilles de Danielewsky et/ou à La maison hantée de Shirley Jackson.
« The Magic Circle » de John William Waterhouse (Public domain, via Wikimedia Commons)
Une écriture fluide et caméléon
Mariana Enriquez excelle dans la justesse des images utilisées. Sa plume se fait tour à tour douce et mélancolique, sensuelle voire lyrique, et brutalement très crue et froidement descriptive, ou tout en retenue dans la suggestion et le non-dit. Les dialogues sont très vivants et crédibles, on ressent la patte de chaque personnage. Le roman navigue entre l’étude presque anthropologique (Rosario étant d’ailleurs anthropologue) et le mysticisme, et le style de l’autrice s’adapte à toutes ces situations.
Un rythme sinueux et inhabituel
Le texte est divisé en parties de taille inégale, mais globalement longues, sans sous-division en chapitres. C’est assez inhabituel pour un roman moderne, la tendance étant plutôt aux chapitres très courts, qui donnent un rythme soutenu à l’histoire et permettent de maintenir facilement l’intérêt du lecteur.
Pourtant, on est immergés et emportés par cette suite de petits épisodes formant une trame au long cours. L’expression de roman-fleuve est ici particulièrement appropriée. Même dans les parties 3 et 6, qui sont les plus longues et les plus calmes, mon intérêt n’a jamais faibli, et c’est assez rare pour être souligné : à aucun moment, sur ces 760 pages, je ne me suis ennuyée.
Le rythme ralentit et accélère brutalement, prend des détours que le lecteur ne comprend que plus tard, et de ce fait, il reste à l’affût, guette les indices et garde sans cesse à l’esprit les enjeux principaux, que l’autrice ne lui laisse pas oublier. Elle parvient à installer de longs temps plus calmes, nous permettant d’explorer en détail la vie des citadins dans les deux villes qui servent de cadre, et de nous donner le temps d’aimer ses personnages.
Analyse détaillée de l’intrigue et explications, avec spoilers
Mon but ici est de mettre en évidence les choix de l’autrice en termes de déroulé de l’intrigue et de narration, qui peuvent passer inaperçus, mais qui sont en fait judicieusement réfléchis dans des objectifs précis. Il ne s’agit pas d’un résumé exhaustif de l’intrigue : j’ai choisi les passages sur lesquels je souhaitais apporter un commentaire, et qui me permettent de mettre en lumière les techniques narratives que j’ai repérées.
Disclaimer : bien entendu, cette analyse est subjective, puisqu’elle est inévitablement influencée par ma propre perception du texte, et n’a aucune prétention à l’exhaustivité. N’hésitez pas à partager en commentaire les procédés que vous avez repérés, et qui vous ont plu ou déplu !
Partie 1
Le début du roman est centré sur Juan, et le fait d’entrer dans le récit par le biais de ce personnage nous permet de partager d’emblée son anxiété, sa souffrance et sa colère, tout en assistant à certaines conversations énigmatiques qui nous intriguent. Nous percevons aussi immédiatement son amour pour son fils.
La narration se fait à la troisième personne, et si nous connaissons les pensées de Juan, nous bénéficions aussi d’autres points de vue, comme celui de Tali, demi-sœur de Rosario.
Cette dernière brille par son absence et reste très mystérieuse pour le lecteur. La question des circonstances réelles de sa mort, et en particulier les soupçons de son compagnon au sujet d’un assassinat commandité par l’Ordre et maquillé en accident, aiguisent la curiosité du lecteur dès les premières pages.
Bien vite, des éléments surnaturels surgissent : on découvre une partie des dons de Juan, qui cherche à entrer en contact avec Rosario mais n’y parvient pas, ce qui renforce ses soupçons d’une intervention occulte de l’Ordre pour la cacher à lui.
Les informations sur la secte sont données au compte-goutte, et la curiosité du lecteur connaît une certaine satisfaction, lorsque nous assistons au Rituel annuel le plus important de l’Ordre, durant lequel Juan convoque l’Obscurité, qui se nourrit de certains Initiés rassemblés pour l’occasion. La scène est très réussie, visuellement forte.
Nous en découvrons plus sur les intentions du groupement à l’égard de Juan et Gaspar, et la méthode censée permettre d’atteindre l’immortalité en transmettant son âme dans le corps d’un autre. En effet, afin de ne pas perdre son Médium à la santé déclinante, l’Ordre entend le forcer à transférer son âme dans le corps de son fils, dès qu’il sera suffisamment âgé.
Cette première partie joue parfaitement son rôle en captant immédiatement l’attention du lecteur et en lui laissant entrevoir juste ce qu’il faut de magie noire et de mystères. Une fascination se crée du fait de l’étrangeté et du morbide qui se dégagent de certaines scènes.
Partie 2
Cette séquence est consacrée au point de vue de Jorge Bradford, oncle de Rosario, qui a découvert les pouvoirs de Médium de Juan lorsqu’il était enfant et qu’il l’a opéré du cœur. Il s’agit d’une brève mais intense introspection de Jorge lors d’un Rituel annuel, où il sent qu’il va être dévoré par l’Obscurité. Il se rappelle alors, et raconte ainsi au lecteur, comment il a découvert Juan et l’a introduit auprès de l’Ordre. On sent sa fascination extrême pour lui, une sorte d’amour malsain qui ne reçoit pas de retour.
Cet interlude permet aussi à l’autrice de glisser quelques informations supplémentaires sur l’Ordre et l’étendue de son influence (cf. citation en fin d’article).
Néanmoins, il s’agit de la seule partie pour laquelle le choix du narrateur ne m’est pas apparu comme une évidence. Sa brièveté ne permet pas une grande connexion avec Jorge, et les informations fournies auraient pu, il me semble, l’être par un autre personnage.
Partie 3
C’est ici que la technique narrative devient particulièrement efficace à mes yeux. Nous suivons le point de vue de Gaspar, plusieurs années plus tard, alors qu’il s’est installé à Buenos Aires avec son père.
Grâce à la première partie écrite du point de vue de Juan, nous avons des informations que son fils n’a pas, ce qui nous permet d’imaginer des explications lorsque Juan se comporte de façon incompréhensible pour son fils, et d’interpréter certains propos ambigus. Le lecteur est toutefois frustré et poussé à tourner les pages, car comme Gaspar, il est tenu à l’écart des actions de son père. Nous savons pourtant que ce dernier doit être en train d’exécuter les plans esquissés dans la première partie. Parvient-il à contacter Rosario ? Où est-elle ? Est-il capable de trouver le sort qui permettra de protéger Gaspar de l’Ordre ?
De plus, nous voyons avec inquiétude la santé de Juan se dégrader, car nous savons qu’avant sa mort l’Ordre entend utiliser le corps de Gaspar pour y transférer l’âme de son père.
Les membres de la secte n’apparaissent plus directement dans le récit, mais comme nous connaissons leurs plans pour Gaspar, la confrontation avec le jeune homme paraît inéluctable, et cette période d’accalmie avant la tempête maintient la tension.
C’est d’autant plus vrai que ces pages créent une forte intimité avec l’adolescent, que nous voyons évoluer tout doucement. Nous le suivons dans ses relations amicales (Pablo, Vicky et Adela), et nous le voyons souffrir du comportement inconstant de son père. Le personnage de Juan devient en revanche de plus en plus ambivalent, voire antipathique : il est inaccessible, et les informations fournies précédemment ne suffisent plus pour lui conserver la sympathie du lecteur.
Cette longue partie s’écoule calmement, nous assistons à des scènes anodines ou presque. Mais l’intérêt du lecteur est toujours maintenu sur le vif, car l’autrice instille des piqûres de rappel sur ce qui se trame en arrière-plan, par le biais d’épisodes plus ou moins troublants : la visite d’Esteban (membre de l’Ordre et ami-amant de Juan), les cendres de Rosario jetées dans le fleuve, l’attaque au couteau de Gaspar par Juan, la présence dans le voisinage de Betty et sa fille Adela (le lecteur étant informé, contrairement à Gaspar, que Betty est la cousine de Rosario), la boîte de Juan remplie de paupières humaines (!). Nous sommes en permanence dans l’attente du prochain événement effrayant, et nous redoutons la mort de Juan à tout moment.
L’élément qui suscite le plus de questions, et dont le traitement est diaboliquement réussi, est l’accident de voiture de Gaspar. Le lecteur comprend qu’il s’agit d’une couverture pour maquiller le rituel de transfert de conscience prévu par l’Ordre, qui a visiblement échoué. Nous sommes maintenus dans l’incertitude et partageons la frustration du jeune homme : que s’est-il réellement passé ? Le rituel a-t-il été empêché par Juan ?
Après une dégradation progressive de son état, Juan décède. Son fils est désespéré par l’incertitude totale de son avenir, son père lui ayant juste annoncé que son oncle Luis viendrait vivre avec lui.
Au cœur du récit, tout au long de cette partie, sont semés des indices qui mènent notre attention vers le mystère de la maison de la rue Villarreal. Elle est régulièrement mentionnée par tous les personnages, qui y pensent, la craignent, entendent des rumeurs à son sujet. Vicky en perçoit les « vibrations », et Adela est obsédée par l’idée d’y entrer. Le lecteur sent bien qu’elle a un rôle à jouer, et se demande si elle est liée à l’Ordre. L’entrée des enfants dans la maison à la fin de cette séquence, et la disparition inexpliquée d’Adela à l’intérieur, en constituent le climax, et éclairent alors son titre (Le problème des maisons isolées).
Aucune explication n’est donnée au mystère de cette maison et de la disparition, et le lecteur comprendra plus tard l’importance cruciale de cet épisode. L’autrice utilise la technique du flash-forward (saut en avant dans la narration, permettant au lecteur d’avoir des informations futures) pour attirer l’attention du lecteur sur l’impact de cette scène et faire grandir son inquiétude en anticipation :
« Gaspar se rappellerait ce jour, et cette nuit, comme des derniers instants de bonheur avant de nombreuses, très nombreuses années. » (page 345)
« Gaspar se souviendrait de ce bruit pendant des années, avec une grande netteté. » (page 381)
Partie 4
Mariana Enriquez rebat les cartes et surprend le lecteur, par un changement total d’ambiance et un gros retour en arrière. Rosario raconte son histoire, de l’enfance à l’âge adulte, nous permettant de percevoir la place centrale de sa relation avec Juan dans sa vie. On suit tout d’abord Rosario pendant sa jeunesse, lorsqu’elle décide de partir faire ses études à Londres, avant que Juan ne l’y rejoigne et qu’ils ne soient amenés à rentrer ensemble en Argentine.
L’intrigue à Londres est en réalité relativement courte proportionnellement à la taille du roman. Mais elle est parfaitement réussie, tant dans l’enchaînement graduel des épisodes jusqu’au climax final, que dans son ambiance urbaine et bohème qui nous donne envie de plonger au cœur des rues du Londres des années 60, et elle parvient à marquer le lecteur.
Cette partie nous offre aussi un éclairage sur certains éléments qui restaient inconnus ou troubles, comme les relations triangulaires entre Rosario, Juan et Tali. Surtout, on comprend enfin l’origine d’événements relatés précédemment du point de vue de Gaspar et qui restaient donc en partie mystérieux, en particulier le violent coup de couteau dans le bras administré par Juan à son fils. On retrouve de l’empathie pour Juan, car on perçoit sa volonté implacable de protéger le jeune homme.
C’est surtout l’occasion de nous faire découvrir celle qui était jusque-là la grande absente de l’histoire, dont on n’avait pu élaborer le portrait qu’en creux, par les propos des autres personnages. On découvre en Rosario une femme qui a soif d’indépendance, défendant ses propres convictions, et qui était d’ailleurs en profond désaccord avec son compagnon sur certains sujets.
Elle est loin de coller à l’image de la mère parfaite et dévouée ; pleine d’ambivalences, mais consciente de ses propres travers, elle s’avoue sans détour son ambition et son attirance pour le statut et le pouvoir que pourraient lui procurer Juan et Gaspar. Parfois envieuse, elle se montre aussi généreuse et d’une fidélité sans faille à son compagnon, pour qui son amour est démesuré.
L’autrice parvient à dessiner un portrait de femme qui fait entendre sa propre voix, désarmante par son honnêteté sur elle-même. La narration à la première personne, utilisée uniquement pour cette quatrième partie, permet au lecteur d’être totalement embarqué dans ces moments d’introspection.
Enfin, ce flash-back permet évidemment à l’autrice de différer les révélations tant attendues par le lecteur, concernant les menaces qui pèsent sur Gaspar.
Partie 5
Cette courte séquence fait a priori figure de second interlude, sur le même plan que la deuxième partie, où Jorge Bradford occupait brièvement la chaise du narrateur. En effet, on adopte ici un point de vue inattendu, celui d’une journaliste réalisant un reportage sur la découverte d’une ancienne fosse commune dans le village de Zañartú.
Seconde originalité : la forme de cette partie, qui est en fait une reproduction de l’article rédigé par la journaliste. La mise en abîme est très réussie, et intrigue grandement le lecteur qui cherche à relier les événements relatés par l’article et l’histoire principale du roman. À première vue, ce n’est pas évident, mais l’autrice va progressivement établir différents liens, afin de faire de cet article un élément à part entière de l’intrigue.
Tout d’abord, la journaliste rencontre Betty, la cousine de Rosario, perdue de vue par le lecteur depuis la disparition de sa fille Adela. Betty nous fournit ainsi des informations sur leur passé. Elle expose également une théorie effrayante, mais qui frappe le lecteur par sa vraisemblance : elle estime que la disparition d’Adela a été orchestrée par Juan, qui l’aurait sacrifiée pour obtenir la protection de Gaspar.
L’autrice amène ainsi le lecteur à faire le lien avec les règles énoncées bien plus tôt par Juan, qui expliquait que pour obtenir quelque chose, il est nécessaire d’offrir un sacrifice. On comprend que des clés de compréhension avaient été glissées par l’autrice, l’air de rien, au fil du récit.
De plus, des indices insérés dans l’article instillent la compréhension d’un autre lien entre la fosse commune découverte et le récit : les multiples références aux exploitations de maté dans la région appartenant à la famille qui se trouve à la tête de l’Ordre, le fait que le village de Zañartú est situé non loin de leur demeure principale, souvent utilisée comme pied-à-terre par l’Ordre pour le déroulement de ses rituels, ainsi que le nombre bizarrement élevé de cadavres retrouvés dans la fosse, la difficulté des familles à obtenir des informations sur l’identification des corps, la mention de l’existence d’autres fosses mise à jour non loin de là, etc.
Tout mène à penser que ces fosses ont été utilisées par l’Ordre pour se débarrasser des cadavres ayant subi leurs horribles expérimentations, l’organisation se servant ainsi de la dictature militaire comme couverture à ses actes.
Cet article permet également de montrer au lecteur la puissance du sort de protection dressé par Juan, puisque la journaliste, malgré tous ses efforts, ne parviendra pas à localiser sa maison à Buenos Aires, alors qu’elle dispose de son adresse.
Enfin, le dernier lien entre l’article et l’intrigue, brillamment orchestré par l’autrice, ne sera révélé au lecteur qu’en toute fin de récit…
Partie 6
Nous reprenons la suite chronologique du récit de la partie 3, à savoir la vie de Gaspar à Buenos Aires, après la mort de Juan et la disparition d’Adela. Il vit maintenant avec son oncle, Luis . Les deux drames ont profondément traumatisé le jeune homme et l’ont plongé dans la dépression. La narration est centrée sur lui, mais nous suivons également ses amis Pablo et Vicky, eux aussi transformés par la disparition d’Adela, ainsi que sa petite amie, Marita.
Gaspar évolue, et on perçoit des traits de caractère qui rappellent certains comportements néfastes de son père : impulsivité, puissante colère non maîtrisée, violence. On se demande si les efforts de Juan pour que son fils ne connaisse pas la même vie que lui seront suffisants contre l’héritage qu’il lui a légué malgré lui, si la malédiction du sang ne sera pas la plus forte. C’est d’autant plus inquiétant que les mesures de protection mises en place par Juan semblent s’effriter tout au long de cette dernière partie, ramenant inéluctablement Gaspar sur le chemin de l’Ordre.
Toutefois, Mariana Enriquez prolonge l’attente jusqu’au bout, et à moins de 50 pages de la fin, cette confrontation n’a toujours pas eu lieu.
L’élément déclencheur sera l’article de la journaliste reproduit dans la partie précédente : Marita est amenée à le lire au cours de ses recherches universitaires, et le transmet à Gaspar. Déjà en proie à une anxiété folle, à des hallucinations et au pressentiment d’une catastrophe imminente, cette lecture sera la goutte de trop pour Gaspar. Ses réactions constitueront le point de départ d’une chaîne d’événements conduisant à l’enlèvement et la torture de Luis par l’Ordre, décidant Gaspar à aller à leur rencontre. L’article est donc placé par l’autrice au cœur du récit, afin de provoquer son dénouement.
La confrontation finale est traitée assez rapidement, mais la conclusion tient les promesses de l’intrigue, et les questions posées trouvent leurs réponses. Le seul pan de l’histoire qui m’a laissée sur ma faim est le sort de Rosario : nous ne savons pas où son âme errait, ni comment Juan s’y est pris pour la libérer.
La fin elle-même reste assez ouverte sur l’avenir des protagonistes et leurs relations, notamment sur l’utilisation (ou non) que va faire Gaspar de ses pouvoirs, et sur ce qu’il va advenir du reste de l’Ordre.
J’ai trouvé cet épilogue tout à fait satisfaisant, mais à mes yeux l’intérêt du roman tient surtout à la description de ces tranches de vie toujours sur le fil, toujours entre deux mondes, sans que l’on ne puisse jamais savoir ce qui va l’emporter.
Extrait
J’ai choisi ce passage car il me semble représentatif de la capacité de l’autrice à nous faire basculer dans le malaise en quelques lignes, à nous partager l’angoisse causée par l’Ordre et à la rendre crédible. Elle nous fournit pour cela le point de vue d’un homme visiblement raisonnable et cartésien, seulement intéressé par la chirurgie, qui bascule après avoir été témoin d’un Rituel. Cela provoque une certitude chez le lecteur : les pratiques occultes de l’Ordre sont bien réelles, et leur existence ne peut pas être remise en cause.
« Ainsi fonctionnaient les réseaux d’influence : il n’avait qu’à demander pour obtenir ce qu’il voulait. Longtemps Bradford avait pensé que ce n’était pas d’avantage, influence, confrérie, sorte de franc-maçonnerie d’un autre nom, réunions entre amis, où on buvait et parfois chantait autour d’un piano, des femmes portant leurs plus lourds bijoux, des hommes partageant des secrets de chasse et le goût des livres anciens, avec chaque fois un moment où on parlait des distinctions entre les partisans de Vishnu et ceux de Shiva et où on discutait à propos des cultes tantriques. Longtemps, que sa famille fît partie d’un Culte de l’Ombre, de l’Ordre, avait simplement signifié pour lui qu’il se mouvait à l’intérieur d’un réseau international d’argent, de privilèges et de relations.
Il comprit que l’Ordre était différent quand, à l’âge de dix-huit ans, juste avant qu’il entre à l’université, son père l’emmena à un rituel à la campagne, dans la propriété de Florence Mathers, l’Anglaise, comme la surnommait sa famille, ce qui était étrange puisqu’ils étaient anglais eux aussi, mais Bradford supposait qu’ils ne l’étaient plus, il était né à Buenos aires, son père également. Ils parlaient la langue, ils fréquentaient leurs écoles, mais ils n’étaient plus anglais. Son père en était fier : je suis un créole, disait-il. Bradford s’en fichait. Il était chirurgien et cardiologie : sa patrie, c’étaient les corps malades.
Après ce rituel, son père lui avait parlé des médiums. Du manque de médiums. De l’existence de nombreux Cultes de l’Ombre avec plusieurs interprétations et pratiques, certains hostiles entre eux, d’autres jumelés. Jorge Bradford comprit cette après-midi-là à la campagne, tandis que des hommes et des femmes déambulaient encore comme des somnambules, palpant l’air devant eux, pleurant, dans la maison et à travers champs, effrayent les chiens et les chevaux, qu’il ne s’agissait pas d’un club. Florence était une prêtresse. Jorge Bradford avait vu des choses qu’il ne pouvait pas expliquer. Des choses qui l’avaient empêché de dormir plusieurs nuits de suite et obligé à se replonger dans les livres de son père. Il ne les avait jamais méprisés, mais les avait étudiés avec peu d’intérêt jusque-là. Désormais ils étaient sur le même plan que ses séminaires, ses livres de médecine. »
Pages 191 – 192.
⏩ Envie de découvrir d’autres textes de Mariana Enriquez ? Laissez-vous tenter par son dernier recueil de nouvelles !
Pour aller plus loin
Les Guaranis
Peuple indigène amazonien, semi-nomade, implanté au Brésil, en Argentine, en Bolivie, en Uruguay et au Paraguay, et dont la langue est le guarani. Leur mode de vie et leur culture ont été remis en cause par la conquête espagnole.
Cette population est menacée par la déforestation et l’expulsion de leurs terres ancestrales, affectées à l’élevage et aux plantations de canne à sucre, notamment au Brésil avec le président Bolsonaro. Cette communauté compte de ce fait un nombre très élevé de suicides.
Aujourd’hui la grande majorité des Guaranis sont dits « assimilés » aux mœurs modernes du reste de la population, bien qu’ils tentent de conserver leur culture et leurs croyances. Il reste peu de Guaranis vivant en tribus selon leurs coutumes traditionnelles.
La langue guarani et ses différentes variétés sont très répandues en Amérique du Sud, et elle constitue la langue officielle du Paraguay (avec l’espagnol). Le français a emprunté des mots au guarani, par l’intermédiaire de l’espagnol ou du portugais, comme tapir, acajou, ananas, jaguar, toucan.
San La Muerte
Saint populaire dans la région de la langue guarani, en particulier au Paraguay, dans le nord de l’Argentine et le sud du Brésil. Il est en général représenté par un squelette, tenant souvent une faux. La vénération de ce Saint provient des croyances guaranies, qui attribuaient un pouvoir de protection aux ossements de leurs ancêtres.
Cette croyance converge avec la tradition catholique de conserver les ossements des saints comme des reliques. Néanmoins, l’Église catholique a rejeté le culte de San La Muerte, celle-ci constituant une personnification de la mort, non-acceptable dans la théologie catholique. San La Muerte peut être considéré comme une tradition mêlant paganisme et christianisme, ce qui n’empêche pas de nombreux croyants de rattacher leur dévotion à leur pratique catholique.
Le culte à San La Muerte peut prendre trois formes :
Tout au long de l’année, il est possible de lui demander santé, argent et amour ;
On peut également le solliciter pour blesser d’autres personnes, au moment de la visite de curanderas (guérisseuses) dans les sanctuaires, une fois par an.
La troisième forme serait typique des détenus, qui introduisent sous leur peau une petite effigie du Saint, afin d’obtenir une « bonne mort » et une protection contre les attaques violentes. Dans la région de Buenos Aires, la même croyance existe, mais avec des tatouages à la place de l’effigie sous la peau.
Références pour approfondir : les écrits de Walter Alberto Calzato (en espagnol).
Algernon Blackwood, voilà un nom que l’on dirait tout droit sorti d’un roman noir, et qui donne envie de découvrir ce qui se cache derrière. En l’occurrence, un écrivain britannique du début du 20e siècle méconnu en France, mais très apprécié et reconnu de l’autre côté de la Manche. Créateur à succès du personnage de John Silence, le « Sherlock Holmes du surnaturel », il est considéré comme l’un des maîtres de la littérature de l’épouvante, conjointement avec l’un de ses admirateurs, H.P. Lovecraft.
La forêt pourpre est un recueil de cinq nouvelles inédites en français, présentée par l’Arbre vengeur dans une superbe édition illustrée (une illustration par nouvelle).
Toutes les nouvelles se déroulent dans les terres sauvages du Canada, et on peut a priori les situer à l’époque contemporaine de l’auteur, c’est-à-dire au début du 20e. De ce fait, le contexte colonial influe sur les relations entre les personnages : les Indiens natifs sont placés dans une relation hiérarchique par rapport aux blancs, qui expriment souvent leur supposée supériorité, voire leur mépris pour le mode de vie et les croyances des autochtones.
Cet état de fait est dénoncé par l’auteur, qui se moque de ces personnages blancs présomptueux et ignorants, et en fait bien souvent les victimes toutes désignées des forces mystérieuses qui sévissent dans la forêt.
Le pitch
Le Wendigo : un petit groupe de chasseurs et leurs guides commettent la plus fameuse des erreurs : ils se séparent. Un jeune Écossais et son guide Canuck partent tenter leur chance, contre la volonté de ce dernier, dans un pan de la forêt désertée par tous… pour une bonne raison !
La Clairière du Loup : un pêcheur solitaire se rend sur les bords d’un lac mystérieux, où les Indiens réalisaient leurs rituels dans les temps anciens. Malgré les recommandations reçues, il établit son campement sur la rive est du lac. Il s’aperçoit rapidement qu’il n’est pas seul, et même qu’on le surveille de près.
La Vallée des Bêtes sauvages : un chasseur anglais entêté, exaspéré par le refus de son guide indien de le conduire dans la vallée où l’animal qu’ils pistent s’est enfoncé, décide de s’y rendre seul. Arrivé sur place, la nature environnante semble l’influencer d’une manière inattendue.
L’Île hantée : un étudiant, esseulé pour ses révisions sur une jolie île déserte, va faire face à des phénomènes étranges.
Le Lac du Corps-Mort: dans un campement isolé, un trio de chasseurs et leurs guides voient débarquer en pleine nuit un homme qu’ils ont croisé précédemment. Mais son guide n’est plus avec lui, et son explication sur sa disparition leur paraît peu convaincante.
Mon avis
J’ai trouvé dans ce recueil exactement ce que je venais y chercher, à savoir une ambiance automnale mystérieuse et légèrement inquiétante (toutes les nouvelles se déroulent en automne), où la nature, et plus particulièrement la forêt et les lacs, jouent un rôle à part entière.
En effet, pas de grosse terreur au programme de cette anthologie, mais des récits à atmosphère, avec une angoisse latente, où l’homme est confronté à des phénomènes qui défient sa raison et le font reconsidérer sa place dans le monde. Et avouons-le, on prend un malin plaisir à voir les personnages d’hommes blancs moralisateurs se faire rappeler à l’ordre par la puissance supérieure de la nature.
Les nouvelles sont ancrées dans le folklore des autochtones du Canada, et c’est un plaisir de découvrir cet univers de croyances ancestrales, qui se révèlent toujours bien vivaces. J’espérais toutefois en apprendre un peu plus sur ces légendes indiennes, qui nous mettent l’eau à la bouche sans nous fournir beaucoup d’informations.
La nouvelle la plus longue est aussi selon moi la plus marquante : Le Wendigo. La légendaire créature n’apparaît jamais directement aux yeux du lecteur, et pour une bonne raison : quelqu’un qui a « vu le Wendigo » est une personne qui a sombré dans la folie et qui est vouée à la mort. Le lecteur doit donc l’imaginer à partir des traces qu’elle laisse sur son passage, et surtout des cris proférés par le malheureux qui est allé à sa rencontre. Le procédé est très réussi : le monstre caché et suggéré est d’autant plus mystérieux et inquiétant.
Le passage où l’un des personnages se retrouve seul après la disparition de son acolyte est particulièrement prenant : on est captivé par sa terreur profonde, proche de le faire basculer dans la folie, tant il est incapable d’assimiler ce qu’il voit et entend.
J’ai aussi particulièrement aimé La Vallée des Bêtes sauvages, notamment pour le passage délirant figurant une inquiétante danse de séduction des animaux de la forêt (oui, oui). « L’île hantée », avec son intrigue classique mais diablement bien exécutée et efficace, m’a également séduite.
J’ai trouvé les deux autres nouvelles tout aussi dépaysantes et agréables à lire, néanmoins, j’ai été moins investie dans ma lecture : elles sont toutes les deux restées un peu trop en surface à mon goût.
En bref, je recommande ce recueil pour un délicieux moment d’évasion. La magie semée par Algernon Blackwood opère indéniablement, et j’ai maintenant très envie de découvrir les histoires du fameux détective John Silence.
Les points forts des nouvelles
Une écriture à la fois simple et poétique
Lorsque je découvre un texte un peu ancien, j’ai souvent une appréhension concernant le style : je crains qu’il soit daté, voire alambiqué. Rien de tout cela ici : dès les premières lignes, on est pris par la grande simplicité de la plume, très directe et dépouillée. L’auteur adopte le ton d’une conversation entre amis, où les choses sont dites sans ambages, et cela crée une connexion efficace avec le lecteur.
Il est vrai qu’aujourd’hui, certains passages peuvent sembler un peu caricaturaux. Par exemple, les exclamations lancées par l’homme aux prises avec le Wendigo semblent artificielles, et seraient vraisemblablement écrites différemment de nos jours.
Mais ce petit défaut est très largement compensé par les descriptions de la nature, dans lesquelles l’auteur excelle : sans en faire trop, en quelques lignes voire quelques mots, il nous fait partager l’émotion des personnages devant la magie des grands espaces. La plume devient poétique, très visuelle et imagée, et c’est un délice (pour un exemple parmi d’autres, voir l’extrait en fin d’article).
Une immersion dans la nature sauvage
Les contrées lointaines du Canada sont presque un personnage à part entière au sein des nouvelles d’Algernon Blackwood. L’auteur semble fasciné par les grandes forêts, les lacs perdus, les territoires où la nature a conservé tout son pouvoir et où l’Homme n’est presque rien. Les nouvelles expriment la beauté de ces espaces infinis, mais aussi leur étrangeté, leur mystère, qui résistent à la colonisation humaine.
Les personnages vivent des moments de communion intenses avec cette nature qui se révèle à eux. Ils expérimentent une solitude immense, enivrante mais dangereuse, et finissent par prendre conscience de la méconnaissance de l’Homme moderne, qui a oublié sa place face aux puissances de la nature et de ses habitants.
Une atmosphère étrange et mystérieuse
L’auteur parvient à nous plonger très rapidement dans l’ambiance grâce aux petits événements intervenant dès le début des récits : la frayeur des autochtones, qu’ils ne parviennent pas à dissimuler, les petits signes avant-coureurs négligés par les protagonistes, l’isolement n’autorisant aucun secours… Les quelques références aux légendes indiennes nous projettent aussi vers un univers intrigant et peu exploité dans les récits fantastiques (à ma connaissance du moins).
Analyse des intrigues et techniques narratives, avec spoilers
Un schéma narratif classique
Toutes les nouvelles hormis La Clairière du Loup (cf. infra), qui fait figure d’intruse, sont construites autour d’un schéma narratif simple et de thèmes proches. Elles développent ainsi des variantes d’une intrigue assez similaire.
On retrouve un ou plusieurs personnages d’hommes blancs en visite sur les terres sauvages du Canada, souvent pour chasser ou pêcher. Ils pénètrent sur des territoires isolés où leur sang-froid sera mis à l’épreuve par des événements surnaturels, les conduisant parfois au bord de la folie. À plusieurs reprises, ils sont mis en garde par des autochtones, mais préfèrent les ignorer, bien décidés à ne pas gâcher leur plaisir à cause d’histoires jugées absurdes. Évidemment, les prédictions proférées s’avèrent exactes, et ces valeureux messieurs en sont pour leurs frais.
Le cas à part de La Clairière du Loup
Cette nouvelle constitue le contrepoint de toutes les autres, puisqu’elle est la seule à présenter une histoire dans laquelle l’homme blanc n’est pas menacé par un phénomène surnaturel, mais au contraire, est choisi comme allié par un esprit afin de mettre fin à un ancien sortilège indien.
Nous suivons donc une intrigue inversée par rapport aux autres récits : le personnage principal, d’abord méfiant face aux manifestations inquiétantes de l’esprit, arrive finalement à établir une communication avec lui et comprend qu’il ne lui veut pas de mal. Par ses actes, il déjoue les prévisions des anciens Indiens, qui avaient parié qu’aucun « homme d’une autre race » ne prendrait le temps d’agir en faveur d’un Indien. Une connexion entre les deux peuples, brève et ténue, s’est établie.
Le récit passé raconté par un narrateur situé dans le présent
Pour chaque nouvelle, l’intrigue est rapportée au lecteur alors qu’elle a eu lieu dans le passé et est déjà terminée. La forme de l’histoire racontée convient particulièrement bien à ce type de court récit à ambiance automnale et surnaturelle, en leur donnant un petit côté « histoire au coin du feu ». En outre, elle permet au narrateur d’initier un dialogue avec le lecteur : il peut lui indiquer qu’il a bien conscience que son récit peut sembler peu crédible, tout en l’assurant de son authenticité… ou au contraire, en instillant des doutes sur sa véracité.
Cela permet également au narrateur d’informer le lecteur des impacts durables qu’ont pu avoir les événements sur la vie des protagonistes.
Selon le cas, l’auteur a fait le choix d’utiliser soit un narrateur omniscient soit un narrateur à la première personne du singulier, chacun présentant des avantages différents :
Le narrateur omniscient : Le Wendigo
La narration dans cette nouvelle est particulièrement réussie, et participe beaucoup à l’intérêt suscité chez le lecteur. Nous avons affaire à narrateur omniscient, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’un personnage. Il est extérieur à l’histoire, et a connaissance des évènements vécus par chaque protagoniste, ainsi qu’à leurs pensées.
L’un de ses avantages est que l’auteur peut l’utiliser comme une voix supplémentaire, qui commente l’intrigue, à destination du seul lecteur. Cela permet d’ajouter une coloration au roman, de choisir un certain ton, qui peut être distinct de l’atmosphère de l’intrigue elle-même. Par exemple, le narrateur est en mesure de faire des remarques ironiques, critiquer des personnages, ou fournir des informations supplémentaires.
C’est le cas dans Le Wendigo, où le récit du narrateur ajoute de petites touches d’humour, et crée une connivence avec le lecteur.
Le narrateur à la première personne : L’Île hantée
Au début de cette nouvelle, le narrateur, qui nous raconte sa propre histoire, insinue qu’il n’est pas lui-même certain de constituer une source fiable, et semble remettre en cause sa propre santé mentale. En effet, il indique : « Il est fort regrettable que des péripéties si étranges ne puissent être corroborées en totalité, car elles seraient d’un réel intérêt pour des étudiants en psychologie. »
Il s’agit là de la seule clé d’interprétation donnée au lecteur. Cette nouvelle reste très énigmatique : le narrateur expose ses souvenirs et ses perceptions de la rencontre surnaturelle qu’il a expérimentée, seul sur une petite île, et du fait de la narration à la première personne, nous n’avons pas accès à des éléments extérieurs nous permettant de donner un sens à son récit, de connaître l’avis d’autres personnages.
Aucune explication ne nous est fournie, et nous devons nous contenter, comme le narrateur, d’éprouver l’étrangeté de ces apparitions et de nous interroger sur leur signification.
Extrait
« Le lac formait un croissant, de peut-être six kilomètres de long sur huit cents à mille mètres de large, où se déversait tout l’or du soleil couchant. Aucune brise ne troublait sa surface cristalline. Il s’étendait là depuis que le dieu peau-rouge l’avait créé, et y demeurerait jusqu’à ce qu’il décide de l’assécher. D’immenses tsugas et épicéas montaient la garde sur ses bords, des cèdres majestueux se penchaient comme pour y boire, des sumacs pourpres flamboyaient en taches ardentes et des érables chatoyaient en d’incroyables nuances d’orange et de rouge. L’air était comme le vin, nimbé d’un silence de rêve. »
La Clairière du Loup, pages 93-94.
Pour aller plus loin
Les Canucks
Le sens du mot a changé au fil des ans, et son origine exacte est controversée. Depuis le 20e, il est utilisé en anglais pour désigner les Canadiens au sens large. Sa connotation positive ou péjorative peut varier en fonction du contexte : si les Canadiens se sont approprié le terme avec fierté (par exemple pour l’équipe de hockey des Canucks de Vancouver), il semble qu’une certaine dérision persiste dans son emploi du côté des États-Unis.
Les autochtones du Canada
Les peuples natifs du Canada ont été divisés en trois groupes :
les Premières Nations (terme généralisé à partir des années 1980 pour remplacer celui d’Indiens, jugé péjoratif et inexact) ;
les Inuits (peuple vivant dans les régions arctiques et en Amérique du Nord) ;
les Métis (peuple descendant à la fois des autochtones et des Européens).
Selon un recensement de 2011, il y aurait plus d’un million d’autochtones au Canada, soit 4,3 % de la population totale du pays.
Ils ont été victimes de la colonisation européenne, attaquant directement leur culture et leurs croyances, via notamment une politique d’assimilation forcée. Ils sont encore aujourd’hui victimes de racisme, de pauvreté et de problèmes socio-économiques importants.
Les Wendigos
Créatures du folklore du continent américain, venant plus particulièrement du Canada par les légendes de certains peuples des Premières Nations. Il s’agit d’hommes qui se sont transformés en monstres après avoir mangé de la chair humaine. Ils deviennent alors des créatures puissantes, cherchant à dévorer d’autres proies, en général des personnes faibles et isolées. C’est pourquoi, selon certaines interprétations, cette légende met en exergue l’importance de la vie en communauté.