Editions du Sous-sol
TW : violence, violence sur enfants, torture, sacrifice humain
Vous n’avez jamais lu un livre comme celui-ci.
Il n’y a pas que moi qui le dis, et la surenchère de qualificatifs qui accompagnent le roman depuis sa sortie sont mérités : foisonnant, dense, surprenant, captivant. Mariana Enriquez se joue des écueils et des cases dans lesquelles on voudrait classer son livre. L’excursion provoque le malaise, on doit parfois lever les yeux avant d’oser poursuivre sa lecture, mais on est pourtant incapable de poser le livre. Et une fois refermé, on en redemande.
Je vous propose de plonger dans ses méandres, et de tenter de mettre à jour quelques-uns des mécanismes et stratégies mis en œuvre par l’autrice.
Genres : fantastique, horreur, thriller, gothique, road trip, tranche de vie, roman d’apprentissage.
Thèmes abordés : filiation, héritage, passage à l’âge adulte, difficulté d’être père, traumatisme intergénérationnel, deuil, souffrance, ésotérisme, magie noire, folklore, tyrannie, abus des puissants, colonisation, corruption.
Contexte
La majeure partie de l’histoire se déroule en Argentine entre 1981 et 1997, sous la dictature militaire. Le contexte politique, les violences étatiques et de la guerre y jouent un rôle majeur. Un bref passage du roman se situe à Londres entre 1960 et 1976, nous offrant un changement d’ambiance total, puisque l’on est alors plongé dans l’insouciance de la jeunesse aisée naviguant entre drogues, concerts et amours débridés.
Le pitch
Nous commençons par suivre Juan et son jeune fils Gaspar, qui semblent fuir leur domicile en voiture. Leurs relations sont tendues, non pas parce qu’ils ne s’aiment pas : au contraire, on sent très vite une grande tendresse entre eux. Mais on comprend que Rosario, la mère de Gaspar et grand amour de Juan, est morte il y a peu et que ce décès soulève de nombreuses questions non résolues.
On assiste peu à peu à certaines manifestations étranges des pouvoirs surnaturels de Juan, et on découvre qu’il est un Médium, utilisé par une société secrète mondiale violente et puissante appelée l’Ordre. Celle-ci exploite ses pouvoirs afin de communiquer avec le Dieu ancien qu’elle vénère, l’Obscurité. Ses membres, les Initiés, sont dépendants de Juan car lui seul leur permet de percevoir les consignes de l’Obscurité. Ils espèrent que celle-ci leur fournisse un mode d’emploi pour atteindre une forme d’immortalité, en transférant sa conscience dans un autre corps.
On comprend vite qu’il ne fait pas bon être un Médium au service de l’Ordre : même si ses dons épuisent physiquement Juan, qui souffre de problèmes cardiaques, et menacent sa santé mentale, l’organisation entend bien profiter au maximum de ses capacités et le maintient dans une servitude inextricable.
Juan espérait donc que son fils n’ait pas hérité de ses dispositions surnaturelles, mais il ne peut plus nier ce que Rosario avait pressenti : Gaspar sera lui aussi un puissant Médium. Son père va alors, avec l’aide de certains alliés dans sa famille et au sein de l’Ordre, tenter de lui donner un autre avenir et de le protéger de l’avidité et la cruauté de la secte, qui à l’inverse, n’aura de cesse d’essayer de les garder sous sa coupe.
Au fil du récit, nous serons amenés à suivre principalement les points de vue de Juan, Gaspar et Rosario. Mais nous auront aussi accès aux pensées de personnes qui gravitent autour d’eux, en particulier les amis du père et du fils. De nombreux flash-back et récits enchâssés nous permettront aussi d’en apprendre plus sur les débuts de l’Ordre, et d’avoir ainsi accès à la vie des protagonistes sur plusieurs dizaines d’années.
Mon avis
J’ai mis du temps à ouvrir ce roman après sa sortie, alors que les avis dithyrambiques s’accumulaient et que ma curiosité grandissait. J’ai retardé le moment de m’y plonger, et on ne va pas se mentir, le livre fait un peu peur. D’abord à cause de son épaisseur (à ce stade ce n’est plus une brique mais un parpaing, et pourtant sachez que je n’ai pas pu m’empêcher de le trimbaler dans le métro pour ne pas interrompre ma lecture), mais aussi de la démesure annoncée par la quatrième de couverture : grand écart géographique et historique, et dans les genres et les thèmes abordés. Tout le monde souligne le caractère foisonnant de l’œuvre, et ce n’est pas toujours une caractéristique qui m’attire.
Pourtant, comme cela arrive en de rares occasions, je pressentais que je tenais là un roman fait pour me captiver et me marquer. Et… bingo ! Si vous êtes également un peu effrayés de vous lancer, vous pouvez y aller les yeux fermés, car l’autrice a réussi l’improbable alliance entre complexité de la narration, multiplication des points de vue, mélange des genres, et simplicité de prise en main. On entre incroyablement vite dans l’histoire, on s’y sent tout de suite installé, et on est ravi de compter les nombreuses pages où s’immerger.
N’ayez pas d’inquiétude lors de la première partie : les clés de compréhension nous sont fournies au fur et à mesure. Si au début des zones d’ombre nous empêchent de comprendre tous les événements, le petit jeu est savamment orchestré par l’autrice, qui ne laisse jamais tomber le lecteur dans une confusion qui le perdrait.
L’écriture est fluide, l’histoire est addictive. On alterne entre moments de vie presque normaux aux côtés des personnages à la fois attachants et fascinants, et coups de pression angoissants, voire parfois franchement gores. Il s’agit bien d’un roman horrifique par moment, et c’est le seul avertissement à avoir en tête avant de s’y plonger (cf. TW en début d’article).
J’ai trouvé que ces scènes de violence crues et sans fard étaient nécessaires afin d’installer le climat de tension et de malaise qui court tout au long du roman. Elles nous font assister directement à la cruauté de l’Ordre et du régime en place, et ressentir la profondeur de la peur de Juan pour son fils, ce qui nous permet d’éprouver de l’empathie pour lui (et ce n’est pas toujours gagné). De plus, ces passages servent totalement le propos de l’autrice : la violence de l’Ordre répond à celle de la dictature. L’horreur romanesque sert à mettre en scène une réalité tout aussi effrayante, où l’exploitation humaine et la mort sont partout (le livre évoque également l’épidémie de SIDA qui sévit lourdement, ainsi que l’exploitation des populations indigènes par les colons).
Ce livre tient toutes ses promesses, et j’ai été ébahie d’apprendre qu’il s’agit du premier roman de Mariana Enriquez. Un argument de plus, s’il en fallait, pour vous convaincre de découvrir les débuts d’une autrice dont l’audace et la maîtrise laissent pantois.
Points forts du roman
Une construction narrative complexe au service du suspense
Le livre est divisé en six parties, chacune suivant un point de vue principal (même si des points de vue secondaires viennent régulièrement s’y glisser). Elles ne se suivent pas par ordre chronologique, mais les années couvertes et la localisation de l’action sont visées dans le titre de chacune, ce qui permet au lecteur de se repérer facilement. Deux parties (les n°2 et 5), nettement plus courtes que les autres, font presque figure d’interlude : elles ne sont pas écrites du point de vue des personnages habituels et sortent du cadre du récit.
Cette construction complexe est parfaitement maîtrisée. La chronologie non-linéaire permet de garder le suspense sur certaines actions, et l’alternance des points de vue, plaçant le lecteur dans la tête de personnages détenteurs d’informations ou au contraire gardés dans l’ignorance, permet à l’autrice de jouer avec notre curiosité.
Parfois, on devine ce qui va se passer, car nous en savons plus que le personnage qui raconte : le lecteur frissonne en anticipation d’événements redoutés. À d’autres moments au contraire, nous sommes aussi perdus que le narrateur. Nous sentons comme lui que l’on nous cache des choses essentielles, et nous enquêtons avec lui sur la base des indices égrenés ici et là.
Cette stratégie narrative fonctionne à merveille, gardant le lecteur dans une posture active jusqu’aux dernières pages.
Les personnages et leurs relations
La multiplication des narrateurs, s’agissant parfois de personnages secondaires, nous permet de connaître Juan, Gaspar et Rosario sous leurs multiples facettes. Nous les voyons se comporter différemment, bâtir plusieurs types de relations, et nous avons accès à la façon dont ils sont perçus par les autres. Par exemple, on mesure la fascination provoquée par Juan et Gaspar sur leur entourage, dont eux-mêmes n’ont visiblement pas du tout conscience, et qui va souvent jusqu’aux sentiments amoureux. Les protagonistes gagnent ainsi en profondeur et en nuances.
La diversification des personnages ne se fait pas au détriment de l’intimité ressentie par le lecteur avec ceux-ci, en particulier Gaspar, car Mariana Enriquez prend le temps (voire le risque, au vu de la longueur du roman), de nous immerger dans sa vie quotidienne.
Le tissage du réel et du surnaturel
L’autrice superpose les violences infligées dans un cadre ésotérique et celles de la dictature militaire, dont l’ombre est omniprésente. On comprend qu’à cette époque la vie pouvait être tout aussi effrayante et terrible que les événements surréalistes décrits, avec les assassinats, les rapts, la pauvreté, le chômage, les ravages du SIDA. La même férocité se retrouve partout, les actes se font écho et on ne sait plus bien qui est coupable de quoi. Le mélange de surnaturel et de réalité renforce la crédibilité et la puissance de l’intrigue.
Un texte ultra référencé
L’autrice utilise une multitude de références réelles qui ancrent son histoire dans la « vraie vie », ce qui favorise l’immersion du lecteur et son impression de voyager. On a la sensation que l’autrice connaît réellement les lieux cités, aussi bien en Argentine qu’à Londres. Elle utilise des mots en guarani, qui donnent aux pratiques de magie des accents d’authenticité et une identité, ainsi que des noms de boîtes de nuit, de rues, de groupes de musique, lorsque le récit se déroule à Londres.
Les références à l’art sous toutes ses formes sont multiples (et je n’en ai certainement pas repéré la totalité). La première est glissée dans le titre lui-même : Notre part de nuit est le titre d’un poème d’Emily Dickinson, celle-ci étant également citée dans le livre au côté de nombreux poètes, mais aussi de peintres (entre autres, la sublime toile The Magic Circle de John William Waterhouse, reproduite ci-dessous), de photographes, de groupes de musique, d’auteurs, de dessinateurs. L’art tient une place importante dans la vie de tous les personnages ou presque.
On peut également relever au sein de l’intrigue elle-même des clins d’œil à des œuvres connues : par exemple, la maison de Villarreal ne peut manquer de faire écho à La Maison des Feuilles de Danielewsky et/ou à La maison hantée de Shirley Jackson.
Une écriture fluide et caméléon
Mariana Enriquez excelle dans la justesse des images utilisées. Sa plume se fait tour à tour douce et mélancolique, sensuelle voire lyrique, et brutalement très crue et froidement descriptive, ou tout en retenue dans la suggestion et le non-dit. Les dialogues sont très vivants et crédibles, on ressent la patte de chaque personnage. Le roman navigue entre l’étude presque anthropologique (Rosario étant d’ailleurs anthropologue) et le mysticisme, et le style de l’autrice s’adapte à toutes ces situations.
Un rythme sinueux et inhabituel
Le texte est divisé en parties de taille inégale, mais globalement longues, sans sous-division en chapitres. C’est assez inhabituel pour un roman moderne, la tendance étant plutôt aux chapitres très courts, qui donnent un rythme soutenu à l’histoire et permettent de maintenir facilement l’intérêt du lecteur.
Pourtant, on est immergés et emportés par cette suite de petits épisodes formant une trame au long cours. L’expression de roman-fleuve est ici particulièrement appropriée. Même dans les parties 3 et 6, qui sont les plus longues et les plus calmes, mon intérêt n’a jamais faibli, et c’est assez rare pour être souligné : à aucun moment, sur ces 760 pages, je ne me suis ennuyée.
Le rythme ralentit et accélère brutalement, prend des détours que le lecteur ne comprend que plus tard, et de ce fait, il reste à l’affût, guette les indices et garde sans cesse à l’esprit les enjeux principaux, que l’autrice ne lui laisse pas oublier. Elle parvient à installer de longs temps plus calmes, nous permettant d’explorer en détail la vie des citadins dans les deux villes qui servent de cadre, et de nous donner le temps d’aimer ses personnages.
Analyse détaillée de l’intrigue et explications, avec spoilers
Mon but ici est de mettre en évidence les choix de l’autrice en termes de déroulé de l’intrigue et de narration, qui peuvent passer inaperçus, mais qui sont en fait judicieusement réfléchis dans des objectifs précis. Il ne s’agit pas d’un résumé exhaustif de l’intrigue : j’ai choisi les passages sur lesquels je souhaitais apporter un commentaire, et qui me permettent de mettre en lumière les techniques narratives que j’ai repérées.
Disclaimer : bien entendu, cette analyse est subjective, puisqu’elle est inévitablement influencée par ma propre perception du texte, et n’a aucune prétention à l’exhaustivité. N’hésitez pas à partager en commentaire les procédés que vous avez repérés, et qui vous ont plu ou déplu !
Partie 1
Le début du roman est centré sur Juan, et le fait d’entrer dans le récit par le biais de ce personnage nous permet de partager d’emblée son anxiété, sa souffrance et sa colère, tout en assistant à certaines conversations énigmatiques qui nous intriguent. Nous percevons aussi immédiatement son amour pour son fils.
La narration se fait à la troisième personne, et si nous connaissons les pensées de Juan, nous bénéficions aussi d’autres points de vue, comme celui de Tali, demi-sœur de Rosario.
Cette dernière brille par son absence et reste très mystérieuse pour le lecteur. La question des circonstances réelles de sa mort, et en particulier les soupçons de son compagnon au sujet d’un assassinat commandité par l’Ordre et maquillé en accident, aiguisent la curiosité du lecteur dès les premières pages.
Bien vite, des éléments surnaturels surgissent : on découvre une partie des dons de Juan, qui cherche à entrer en contact avec Rosario mais n’y parvient pas, ce qui renforce ses soupçons d’une intervention occulte de l’Ordre pour la cacher à lui.
Les informations sur la secte sont données au compte-goutte, et la curiosité du lecteur connaît une certaine satisfaction, lorsque nous assistons au Rituel annuel le plus important de l’Ordre, durant lequel Juan convoque l’Obscurité, qui se nourrit de certains Initiés rassemblés pour l’occasion. La scène est très réussie, visuellement forte.
Nous en découvrons plus sur les intentions du groupement à l’égard de Juan et Gaspar, et la méthode censée permettre d’atteindre l’immortalité en transmettant son âme dans le corps d’un autre. En effet, afin de ne pas perdre son Médium à la santé déclinante, l’Ordre entend le forcer à transférer son âme dans le corps de son fils, dès qu’il sera suffisamment âgé.
Cette première partie joue parfaitement son rôle en captant immédiatement l’attention du lecteur et en lui laissant entrevoir juste ce qu’il faut de magie noire et de mystères. Une fascination se crée du fait de l’étrangeté et du morbide qui se dégagent de certaines scènes.
Partie 2
Cette séquence est consacrée au point de vue de Jorge Bradford, oncle de Rosario, qui a découvert les pouvoirs de Médium de Juan lorsqu’il était enfant et qu’il l’a opéré du cœur. Il s’agit d’une brève mais intense introspection de Jorge lors d’un Rituel annuel, où il sent qu’il va être dévoré par l’Obscurité. Il se rappelle alors, et raconte ainsi au lecteur, comment il a découvert Juan et l’a introduit auprès de l’Ordre. On sent sa fascination extrême pour lui, une sorte d’amour malsain qui ne reçoit pas de retour.
Cet interlude permet aussi à l’autrice de glisser quelques informations supplémentaires sur l’Ordre et l’étendue de son influence (cf. citation en fin d’article).
Néanmoins, il s’agit de la seule partie pour laquelle le choix du narrateur ne m’est pas apparu comme une évidence. Sa brièveté ne permet pas une grande connexion avec Jorge, et les informations fournies auraient pu, il me semble, l’être par un autre personnage.
Partie 3
C’est ici que la technique narrative devient particulièrement efficace à mes yeux. Nous suivons le point de vue de Gaspar, plusieurs années plus tard, alors qu’il s’est installé à Buenos Aires avec son père.
Grâce à la première partie écrite du point de vue de Juan, nous avons des informations que son fils n’a pas, ce qui nous permet d’imaginer des explications lorsque Juan se comporte de façon incompréhensible pour son fils, et d’interpréter certains propos ambigus. Le lecteur est toutefois frustré et poussé à tourner les pages, car comme Gaspar, il est tenu à l’écart des actions de son père. Nous savons pourtant que ce dernier doit être en train d’exécuter les plans esquissés dans la première partie. Parvient-il à contacter Rosario ? Où est-elle ? Est-il capable de trouver le sort qui permettra de protéger Gaspar de l’Ordre ?
De plus, nous voyons avec inquiétude la santé de Juan se dégrader, car nous savons qu’avant sa mort l’Ordre entend utiliser le corps de Gaspar pour y transférer l’âme de son père.
Les membres de la secte n’apparaissent plus directement dans le récit, mais comme nous connaissons leurs plans pour Gaspar, la confrontation avec le jeune homme paraît inéluctable, et cette période d’accalmie avant la tempête maintient la tension.
C’est d’autant plus vrai que ces pages créent une forte intimité avec l’adolescent, que nous voyons évoluer tout doucement. Nous le suivons dans ses relations amicales (Pablo, Vicky et Adela), et nous le voyons souffrir du comportement inconstant de son père. Le personnage de Juan devient en revanche de plus en plus ambivalent, voire antipathique : il est inaccessible, et les informations fournies précédemment ne suffisent plus pour lui conserver la sympathie du lecteur.
Cette longue partie s’écoule calmement, nous assistons à des scènes anodines ou presque. Mais l’intérêt du lecteur est toujours maintenu sur le vif, car l’autrice instille des piqûres de rappel sur ce qui se trame en arrière-plan, par le biais d’épisodes plus ou moins troublants : la visite d’Esteban (membre de l’Ordre et ami-amant de Juan), les cendres de Rosario jetées dans le fleuve, l’attaque au couteau de Gaspar par Juan, la présence dans le voisinage de Betty et sa fille Adela (le lecteur étant informé, contrairement à Gaspar, que Betty est la cousine de Rosario), la boîte de Juan remplie de paupières humaines (!). Nous sommes en permanence dans l’attente du prochain événement effrayant, et nous redoutons la mort de Juan à tout moment.
L’élément qui suscite le plus de questions, et dont le traitement est diaboliquement réussi, est l’accident de voiture de Gaspar. Le lecteur comprend qu’il s’agit d’une couverture pour maquiller le rituel de transfert de conscience prévu par l’Ordre, qui a visiblement échoué. Nous sommes maintenus dans l’incertitude et partageons la frustration du jeune homme : que s’est-il réellement passé ? Le rituel a-t-il été empêché par Juan ?
Après une dégradation progressive de son état, Juan décède. Son fils est désespéré par l’incertitude totale de son avenir, son père lui ayant juste annoncé que son oncle Luis viendrait vivre avec lui.
Au cœur du récit, tout au long de cette partie, sont semés des indices qui mènent notre attention vers le mystère de la maison de la rue Villarreal. Elle est régulièrement mentionnée par tous les personnages, qui y pensent, la craignent, entendent des rumeurs à son sujet. Vicky en perçoit les « vibrations », et Adela est obsédée par l’idée d’y entrer. Le lecteur sent bien qu’elle a un rôle à jouer, et se demande si elle est liée à l’Ordre. L’entrée des enfants dans la maison à la fin de cette séquence, et la disparition inexpliquée d’Adela à l’intérieur, en constituent le climax, et éclairent alors son titre (Le problème des maisons isolées).
Aucune explication n’est donnée au mystère de cette maison et de la disparition, et le lecteur comprendra plus tard l’importance cruciale de cet épisode. L’autrice utilise la technique du flash-forward (saut en avant dans la narration, permettant au lecteur d’avoir des informations futures) pour attirer l’attention du lecteur sur l’impact de cette scène et faire grandir son inquiétude en anticipation :
« Gaspar se rappellerait ce jour, et cette nuit, comme des derniers instants de bonheur avant de nombreuses, très nombreuses années. » (page 345)
« Gaspar se souviendrait de ce bruit pendant des années, avec une grande netteté. » (page 381)
Partie 4
Mariana Enriquez rebat les cartes et surprend le lecteur, par un changement total d’ambiance et un gros retour en arrière. Rosario raconte son histoire, de l’enfance à l’âge adulte, nous permettant de percevoir la place centrale de sa relation avec Juan dans sa vie. On suit tout d’abord Rosario pendant sa jeunesse, lorsqu’elle décide de partir faire ses études à Londres, avant que Juan ne l’y rejoigne et qu’ils ne soient amenés à rentrer ensemble en Argentine.
L’intrigue à Londres est en réalité relativement courte proportionnellement à la taille du roman. Mais elle est parfaitement réussie, tant dans l’enchaînement graduel des épisodes jusqu’au climax final, que dans son ambiance urbaine et bohème qui nous donne envie de plonger au cœur des rues du Londres des années 60, et elle parvient à marquer le lecteur.
Cette partie nous offre aussi un éclairage sur certains éléments qui restaient inconnus ou troubles, comme les relations triangulaires entre Rosario, Juan et Tali. Surtout, on comprend enfin l’origine d’événements relatés précédemment du point de vue de Gaspar et qui restaient donc en partie mystérieux, en particulier le violent coup de couteau dans le bras administré par Juan à son fils. On retrouve de l’empathie pour Juan, car on perçoit sa volonté implacable de protéger le jeune homme.
C’est surtout l’occasion de nous faire découvrir celle qui était jusque-là la grande absente de l’histoire, dont on n’avait pu élaborer le portrait qu’en creux, par les propos des autres personnages. On découvre en Rosario une femme qui a soif d’indépendance, défendant ses propres convictions, et qui était d’ailleurs en profond désaccord avec son compagnon sur certains sujets.
Elle est loin de coller à l’image de la mère parfaite et dévouée ; pleine d’ambivalences, mais consciente de ses propres travers, elle s’avoue sans détour son ambition et son attirance pour le statut et le pouvoir que pourraient lui procurer Juan et Gaspar. Parfois envieuse, elle se montre aussi généreuse et d’une fidélité sans faille à son compagnon, pour qui son amour est démesuré.
L’autrice parvient à dessiner un portrait de femme qui fait entendre sa propre voix, désarmante par son honnêteté sur elle-même. La narration à la première personne, utilisée uniquement pour cette quatrième partie, permet au lecteur d’être totalement embarqué dans ces moments d’introspection.
Enfin, ce flash-back permet évidemment à l’autrice de différer les révélations tant attendues par le lecteur, concernant les menaces qui pèsent sur Gaspar.
Partie 5
Cette courte séquence fait a priori figure de second interlude, sur le même plan que la deuxième partie, où Jorge Bradford occupait brièvement la chaise du narrateur. En effet, on adopte ici un point de vue inattendu, celui d’une journaliste réalisant un reportage sur la découverte d’une ancienne fosse commune dans le village de Zañartú.
Seconde originalité : la forme de cette partie, qui est en fait une reproduction de l’article rédigé par la journaliste. La mise en abîme est très réussie, et intrigue grandement le lecteur qui cherche à relier les événements relatés par l’article et l’histoire principale du roman. À première vue, ce n’est pas évident, mais l’autrice va progressivement établir différents liens, afin de faire de cet article un élément à part entière de l’intrigue.
Tout d’abord, la journaliste rencontre Betty, la cousine de Rosario, perdue de vue par le lecteur depuis la disparition de sa fille Adela. Betty nous fournit ainsi des informations sur leur passé. Elle expose également une théorie effrayante, mais qui frappe le lecteur par sa vraisemblance : elle estime que la disparition d’Adela a été orchestrée par Juan, qui l’aurait sacrifiée pour obtenir la protection de Gaspar.
L’autrice amène ainsi le lecteur à faire le lien avec les règles énoncées bien plus tôt par Juan, qui expliquait que pour obtenir quelque chose, il est nécessaire d’offrir un sacrifice. On comprend que des clés de compréhension avaient été glissées par l’autrice, l’air de rien, au fil du récit.
De plus, des indices insérés dans l’article instillent la compréhension d’un autre lien entre la fosse commune découverte et le récit : les multiples références aux exploitations de maté dans la région appartenant à la famille qui se trouve à la tête de l’Ordre, le fait que le village de Zañartú est situé non loin de leur demeure principale, souvent utilisée comme pied-à-terre par l’Ordre pour le déroulement de ses rituels, ainsi que le nombre bizarrement élevé de cadavres retrouvés dans la fosse, la difficulté des familles à obtenir des informations sur l’identification des corps, la mention de l’existence d’autres fosses mise à jour non loin de là, etc.
Tout mène à penser que ces fosses ont été utilisées par l’Ordre pour se débarrasser des cadavres ayant subi leurs horribles expérimentations, l’organisation se servant ainsi de la dictature militaire comme couverture à ses actes.
Cet article permet également de montrer au lecteur la puissance du sort de protection dressé par Juan, puisque la journaliste, malgré tous ses efforts, ne parviendra pas à localiser sa maison à Buenos Aires, alors qu’elle dispose de son adresse.
Enfin, le dernier lien entre l’article et l’intrigue, brillamment orchestré par l’autrice, ne sera révélé au lecteur qu’en toute fin de récit…
Partie 6
Nous reprenons la suite chronologique du récit de la partie 3, à savoir la vie de Gaspar à Buenos Aires, après la mort de Juan et la disparition d’Adela. Il vit maintenant avec son oncle, Luis . Les deux drames ont profondément traumatisé le jeune homme et l’ont plongé dans la dépression. La narration est centrée sur lui, mais nous suivons également ses amis Pablo et Vicky, eux aussi transformés par la disparition d’Adela, ainsi que sa petite amie, Marita.
Gaspar évolue, et on perçoit des traits de caractère qui rappellent certains comportements néfastes de son père : impulsivité, puissante colère non maîtrisée, violence. On se demande si les efforts de Juan pour que son fils ne connaisse pas la même vie que lui seront suffisants contre l’héritage qu’il lui a légué malgré lui, si la malédiction du sang ne sera pas la plus forte. C’est d’autant plus inquiétant que les mesures de protection mises en place par Juan semblent s’effriter tout au long de cette dernière partie, ramenant inéluctablement Gaspar sur le chemin de l’Ordre.
Toutefois, Mariana Enriquez prolonge l’attente jusqu’au bout, et à moins de 50 pages de la fin, cette confrontation n’a toujours pas eu lieu.
L’élément déclencheur sera l’article de la journaliste reproduit dans la partie précédente : Marita est amenée à le lire au cours de ses recherches universitaires, et le transmet à Gaspar. Déjà en proie à une anxiété folle, à des hallucinations et au pressentiment d’une catastrophe imminente, cette lecture sera la goutte de trop pour Gaspar. Ses réactions constitueront le point de départ d’une chaîne d’événements conduisant à l’enlèvement et la torture de Luis par l’Ordre, décidant Gaspar à aller à leur rencontre. L’article est donc placé par l’autrice au cœur du récit, afin de provoquer son dénouement.
La confrontation finale est traitée assez rapidement, mais la conclusion tient les promesses de l’intrigue, et les questions posées trouvent leurs réponses. Le seul pan de l’histoire qui m’a laissée sur ma faim est le sort de Rosario : nous ne savons pas où son âme errait, ni comment Juan s’y est pris pour la libérer.
La fin elle-même reste assez ouverte sur l’avenir des protagonistes et leurs relations, notamment sur l’utilisation (ou non) que va faire Gaspar de ses pouvoirs, et sur ce qu’il va advenir du reste de l’Ordre.
J’ai trouvé cet épilogue tout à fait satisfaisant, mais à mes yeux l’intérêt du roman tient surtout à la description de ces tranches de vie toujours sur le fil, toujours entre deux mondes, sans que l’on ne puisse jamais savoir ce qui va l’emporter.
Extrait
J’ai choisi ce passage car il me semble représentatif de la capacité de l’autrice à nous faire basculer dans le malaise en quelques lignes, à nous partager l’angoisse causée par l’Ordre et à la rendre crédible. Elle nous fournit pour cela le point de vue d’un homme visiblement raisonnable et cartésien, seulement intéressé par la chirurgie, qui bascule après avoir été témoin d’un Rituel. Cela provoque une certitude chez le lecteur : les pratiques occultes de l’Ordre sont bien réelles, et leur existence ne peut pas être remise en cause.
« Ainsi fonctionnaient les réseaux d’influence : il n’avait qu’à demander pour obtenir ce qu’il voulait. Longtemps Bradford avait pensé que ce n’était pas d’avantage, influence, confrérie, sorte de franc-maçonnerie d’un autre nom, réunions entre amis, où on buvait et parfois chantait autour d’un piano, des femmes portant leurs plus lourds bijoux, des hommes partageant des secrets de chasse et le goût des livres anciens, avec chaque fois un moment où on parlait des distinctions entre les partisans de Vishnu et ceux de Shiva et où on discutait à propos des cultes tantriques. Longtemps, que sa famille fît partie d’un Culte de l’Ombre, de l’Ordre, avait simplement signifié pour lui qu’il se mouvait à l’intérieur d’un réseau international d’argent, de privilèges et de relations.
Il comprit que l’Ordre était différent quand, à l’âge de dix-huit ans, juste avant qu’il entre à l’université, son père l’emmena à un rituel à la campagne, dans la propriété de Florence Mathers, l’Anglaise, comme la surnommait sa famille, ce qui était étrange puisqu’ils étaient anglais eux aussi, mais Bradford supposait qu’ils ne l’étaient plus, il était né à Buenos aires, son père également. Ils parlaient la langue, ils fréquentaient leurs écoles, mais ils n’étaient plus anglais. Son père en était fier : je suis un créole, disait-il. Bradford s’en fichait. Il était chirurgien et cardiologie : sa patrie, c’étaient les corps malades.
Après ce rituel, son père lui avait parlé des médiums. Du manque de médiums. De l’existence de nombreux Cultes de l’Ombre avec plusieurs interprétations et pratiques, certains hostiles entre eux, d’autres jumelés. Jorge Bradford comprit cette après-midi-là à la campagne, tandis que des hommes et des femmes déambulaient encore comme des somnambules, palpant l’air devant eux, pleurant, dans la maison et à travers champs, effrayent les chiens et les chevaux, qu’il ne s’agissait pas d’un club. Florence était une prêtresse. Jorge Bradford avait vu des choses qu’il ne pouvait pas expliquer. Des choses qui l’avaient empêché de dormir plusieurs nuits de suite et obligé à se replonger dans les livres de son père. Il ne les avait jamais méprisés, mais les avait étudiés avec peu d’intérêt jusque-là. Désormais ils étaient sur le même plan que ses séminaires, ses livres de médecine. »
Pages 191 – 192.
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Pour aller plus loin
Les Guaranis
Peuple indigène amazonien, semi-nomade, implanté au Brésil, en Argentine, en Bolivie, en Uruguay et au Paraguay, et dont la langue est le guarani. Leur mode de vie et leur culture ont été remis en cause par la conquête espagnole.
Cette population est menacée par la déforestation et l’expulsion de leurs terres ancestrales, affectées à l’élevage et aux plantations de canne à sucre, notamment au Brésil avec le président Bolsonaro. Cette communauté compte de ce fait un nombre très élevé de suicides.
Aujourd’hui la grande majorité des Guaranis sont dits « assimilés » aux mœurs modernes du reste de la population, bien qu’ils tentent de conserver leur culture et leurs croyances. Il reste peu de Guaranis vivant en tribus selon leurs coutumes traditionnelles.
La langue guarani et ses différentes variétés sont très répandues en Amérique du Sud, et elle constitue la langue officielle du Paraguay (avec l’espagnol). Le français a emprunté des mots au guarani, par l’intermédiaire de l’espagnol ou du portugais, comme tapir, acajou, ananas, jaguar, toucan.
San La Muerte
Saint populaire dans la région de la langue guarani, en particulier au Paraguay, dans le nord de l’Argentine et le sud du Brésil. Il est en général représenté par un squelette, tenant souvent une faux. La vénération de ce Saint provient des croyances guaranies, qui attribuaient un pouvoir de protection aux ossements de leurs ancêtres.
Cette croyance converge avec la tradition catholique de conserver les ossements des saints comme des reliques. Néanmoins, l’Église catholique a rejeté le culte de San La Muerte, celle-ci constituant une personnification de la mort, non-acceptable dans la théologie catholique. San La Muerte peut être considéré comme une tradition mêlant paganisme et christianisme, ce qui n’empêche pas de nombreux croyants de rattacher leur dévotion à leur pratique catholique.
Le culte à San La Muerte peut prendre trois formes :
- Tout au long de l’année, il est possible de lui demander santé, argent et amour ;
- On peut également le solliciter pour blesser d’autres personnes, au moment de la visite de curanderas (guérisseuses) dans les sanctuaires, une fois par an.
- La troisième forme serait typique des détenus, qui introduisent sous leur peau une petite effigie du Saint, afin d’obtenir une « bonne mort » et une protection contre les attaques violentes. Dans la région de Buenos Aires, la même croyance existe, mais avec des tatouages à la place de l’effigie sous la peau.
Références pour approfondir : les écrits de Walter Alberto Calzato (en espagnol).
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