Éditions de l’Arbre vengeur
Algernon Blackwood, voilà un nom que l’on dirait tout droit sorti d’un roman noir, et qui donne envie de découvrir ce qui se cache derrière. En l’occurrence, un écrivain britannique du début du 20e siècle méconnu en France, mais très apprécié et reconnu de l’autre côté de la Manche. Créateur à succès du personnage de John Silence, le « Sherlock Holmes du surnaturel », il est considéré comme l’un des maîtres de la littérature de l’épouvante, conjointement avec l’un de ses admirateurs, H.P. Lovecraft.
La forêt pourpre est un recueil de cinq nouvelles inédites en français, présentée par l’Arbre vengeur dans une superbe édition illustrée (une illustration par nouvelle).
Genres : fantastique, épouvante, nature writing.
Thèmes abordés : folie, traditions autochtones, légendes indiennes, esprits animaux, colonisation, civilisation vs. nature.
Contexte
Toutes les nouvelles se déroulent dans les terres sauvages du Canada, et on peut a priori les situer à l’époque contemporaine de l’auteur, c’est-à-dire au début du 20e. De ce fait, le contexte colonial influe sur les relations entre les personnages : les Indiens natifs sont placés dans une relation hiérarchique par rapport aux blancs, qui expriment souvent leur supposée supériorité, voire leur mépris pour le mode de vie et les croyances des autochtones.
Cet état de fait est dénoncé par l’auteur, qui se moque de ces personnages blancs présomptueux et ignorants, et en fait bien souvent les victimes toutes désignées des forces mystérieuses qui sévissent dans la forêt.
Le pitch
Le Wendigo : un petit groupe de chasseurs et leurs guides commettent la plus fameuse des erreurs : ils se séparent. Un jeune Écossais et son guide Canuck partent tenter leur chance, contre la volonté de ce dernier, dans un pan de la forêt désertée par tous… pour une bonne raison !
La Clairière du Loup : un pêcheur solitaire se rend sur les bords d’un lac mystérieux, où les Indiens réalisaient leurs rituels dans les temps anciens. Malgré les recommandations reçues, il établit son campement sur la rive est du lac. Il s’aperçoit rapidement qu’il n’est pas seul, et même qu’on le surveille de près.
La Vallée des Bêtes sauvages : un chasseur anglais entêté, exaspéré par le refus de son guide indien de le conduire dans la vallée où l’animal qu’ils pistent s’est enfoncé, décide de s’y rendre seul. Arrivé sur place, la nature environnante semble l’influencer d’une manière inattendue.
L’Île hantée : un étudiant, esseulé pour ses révisions sur une jolie île déserte, va faire face à des phénomènes étranges.
Le Lac du Corps-Mort : dans un campement isolé, un trio de chasseurs et leurs guides voient débarquer en pleine nuit un homme qu’ils ont croisé précédemment. Mais son guide n’est plus avec lui, et son explication sur sa disparition leur paraît peu convaincante.

Mon avis
J’ai trouvé dans ce recueil exactement ce que je venais y chercher, à savoir une ambiance automnale mystérieuse et légèrement inquiétante (toutes les nouvelles se déroulent en automne), où la nature, et plus particulièrement la forêt et les lacs, jouent un rôle à part entière.
En effet, pas de grosse terreur au programme de cette anthologie, mais des récits à atmosphère, avec une angoisse latente, où l’homme est confronté à des phénomènes qui défient sa raison et le font reconsidérer sa place dans le monde. Et avouons-le, on prend un malin plaisir à voir les personnages d’hommes blancs moralisateurs se faire rappeler à l’ordre par la puissance supérieure de la nature.
Les nouvelles sont ancrées dans le folklore des autochtones du Canada, et c’est un plaisir de découvrir cet univers de croyances ancestrales, qui se révèlent toujours bien vivaces. J’espérais toutefois en apprendre un peu plus sur ces légendes indiennes, qui nous mettent l’eau à la bouche sans nous fournir beaucoup d’informations.
La nouvelle la plus longue est aussi selon moi la plus marquante : Le Wendigo. La légendaire créature n’apparaît jamais directement aux yeux du lecteur, et pour une bonne raison : quelqu’un qui a « vu le Wendigo » est une personne qui a sombré dans la folie et qui est vouée à la mort. Le lecteur doit donc l’imaginer à partir des traces qu’elle laisse sur son passage, et surtout des cris proférés par le malheureux qui est allé à sa rencontre. Le procédé est très réussi : le monstre caché et suggéré est d’autant plus mystérieux et inquiétant.
Le passage où l’un des personnages se retrouve seul après la disparition de son acolyte est particulièrement prenant : on est captivé par sa terreur profonde, proche de le faire basculer dans la folie, tant il est incapable d’assimiler ce qu’il voit et entend.
J’ai aussi particulièrement aimé La Vallée des Bêtes sauvages, notamment pour le passage délirant figurant une inquiétante danse de séduction des animaux de la forêt (oui, oui). « L’île hantée », avec son intrigue classique mais diablement bien exécutée et efficace, m’a également séduite.
J’ai trouvé les deux autres nouvelles tout aussi dépaysantes et agréables à lire, néanmoins, j’ai été moins investie dans ma lecture : elles sont toutes les deux restées un peu trop en surface à mon goût.
En bref, je recommande ce recueil pour un délicieux moment d’évasion. La magie semée par Algernon Blackwood opère indéniablement, et j’ai maintenant très envie de découvrir les histoires du fameux détective John Silence.
Les points forts des nouvelles
Une écriture à la fois simple et poétique
Lorsque je découvre un texte un peu ancien, j’ai souvent une appréhension concernant le style : je crains qu’il soit daté, voire alambiqué. Rien de tout cela ici : dès les premières lignes, on est pris par la grande simplicité de la plume, très directe et dépouillée. L’auteur adopte le ton d’une conversation entre amis, où les choses sont dites sans ambages, et cela crée une connexion efficace avec le lecteur.
Il est vrai qu’aujourd’hui, certains passages peuvent sembler un peu caricaturaux. Par exemple, les exclamations lancées par l’homme aux prises avec le Wendigo semblent artificielles, et seraient vraisemblablement écrites différemment de nos jours.
Mais ce petit défaut est très largement compensé par les descriptions de la nature, dans lesquelles l’auteur excelle : sans en faire trop, en quelques lignes voire quelques mots, il nous fait partager l’émotion des personnages devant la magie des grands espaces. La plume devient poétique, très visuelle et imagée, et c’est un délice (pour un exemple parmi d’autres, voir l’extrait en fin d’article).
Une immersion dans la nature sauvage
Les contrées lointaines du Canada sont presque un personnage à part entière au sein des nouvelles d’Algernon Blackwood. L’auteur semble fasciné par les grandes forêts, les lacs perdus, les territoires où la nature a conservé tout son pouvoir et où l’Homme n’est presque rien. Les nouvelles expriment la beauté de ces espaces infinis, mais aussi leur étrangeté, leur mystère, qui résistent à la colonisation humaine.
Les personnages vivent des moments de communion intenses avec cette nature qui se révèle à eux. Ils expérimentent une solitude immense, enivrante mais dangereuse, et finissent par prendre conscience de la méconnaissance de l’Homme moderne, qui a oublié sa place face aux puissances de la nature et de ses habitants.
Une atmosphère étrange et mystérieuse
L’auteur parvient à nous plonger très rapidement dans l’ambiance grâce aux petits événements intervenant dès le début des récits : la frayeur des autochtones, qu’ils ne parviennent pas à dissimuler, les petits signes avant-coureurs négligés par les protagonistes, l’isolement n’autorisant aucun secours… Les quelques références aux légendes indiennes nous projettent aussi vers un univers intrigant et peu exploité dans les récits fantastiques (à ma connaissance du moins).

Analyse des intrigues et techniques narratives, avec spoilers
Un schéma narratif classique
Toutes les nouvelles hormis La Clairière du Loup (cf. infra), qui fait figure d’intruse, sont construites autour d’un schéma narratif simple et de thèmes proches. Elles développent ainsi des variantes d’une intrigue assez similaire.
On retrouve un ou plusieurs personnages d’hommes blancs en visite sur les terres sauvages du Canada, souvent pour chasser ou pêcher. Ils pénètrent sur des territoires isolés où leur sang-froid sera mis à l’épreuve par des événements surnaturels, les conduisant parfois au bord de la folie. À plusieurs reprises, ils sont mis en garde par des autochtones, mais préfèrent les ignorer, bien décidés à ne pas gâcher leur plaisir à cause d’histoires jugées absurdes. Évidemment, les prédictions proférées s’avèrent exactes, et ces valeureux messieurs en sont pour leurs frais.
Le cas à part de La Clairière du Loup
Cette nouvelle constitue le contrepoint de toutes les autres, puisqu’elle est la seule à présenter une histoire dans laquelle l’homme blanc n’est pas menacé par un phénomène surnaturel, mais au contraire, est choisi comme allié par un esprit afin de mettre fin à un ancien sortilège indien.
Nous suivons donc une intrigue inversée par rapport aux autres récits : le personnage principal, d’abord méfiant face aux manifestations inquiétantes de l’esprit, arrive finalement à établir une communication avec lui et comprend qu’il ne lui veut pas de mal. Par ses actes, il déjoue les prévisions des anciens Indiens, qui avaient parié qu’aucun « homme d’une autre race » ne prendrait le temps d’agir en faveur d’un Indien. Une connexion entre les deux peuples, brève et ténue, s’est établie.
Le récit passé raconté par un narrateur situé dans le présent
Pour chaque nouvelle, l’intrigue est rapportée au lecteur alors qu’elle a eu lieu dans le passé et est déjà terminée. La forme de l’histoire racontée convient particulièrement bien à ce type de court récit à ambiance automnale et surnaturelle, en leur donnant un petit côté « histoire au coin du feu ». En outre, elle permet au narrateur d’initier un dialogue avec le lecteur : il peut lui indiquer qu’il a bien conscience que son récit peut sembler peu crédible, tout en l’assurant de son authenticité… ou au contraire, en instillant des doutes sur sa véracité.
Cela permet également au narrateur d’informer le lecteur des impacts durables qu’ont pu avoir les événements sur la vie des protagonistes.
Selon le cas, l’auteur a fait le choix d’utiliser soit un narrateur omniscient soit un narrateur à la première personne du singulier, chacun présentant des avantages différents :
Le narrateur omniscient : Le Wendigo
La narration dans cette nouvelle est particulièrement réussie, et participe beaucoup à l’intérêt suscité chez le lecteur. Nous avons affaire à narrateur omniscient, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’un personnage. Il est extérieur à l’histoire, et a connaissance des évènements vécus par chaque protagoniste, ainsi qu’à leurs pensées.
L’un de ses avantages est que l’auteur peut l’utiliser comme une voix supplémentaire, qui commente l’intrigue, à destination du seul lecteur. Cela permet d’ajouter une coloration au roman, de choisir un certain ton, qui peut être distinct de l’atmosphère de l’intrigue elle-même. Par exemple, le narrateur est en mesure de faire des remarques ironiques, critiquer des personnages, ou fournir des informations supplémentaires.
C’est le cas dans Le Wendigo, où le récit du narrateur ajoute de petites touches d’humour, et crée une connivence avec le lecteur.
Le narrateur à la première personne : L’Île hantée
Au début de cette nouvelle, le narrateur, qui nous raconte sa propre histoire, insinue qu’il n’est pas lui-même certain de constituer une source fiable, et semble remettre en cause sa propre santé mentale. En effet, il indique : « Il est fort regrettable que des péripéties si étranges ne puissent être corroborées en totalité, car elles seraient d’un réel intérêt pour des étudiants en psychologie. »
Il s’agit là de la seule clé d’interprétation donnée au lecteur. Cette nouvelle reste très énigmatique : le narrateur expose ses souvenirs et ses perceptions de la rencontre surnaturelle qu’il a expérimentée, seul sur une petite île, et du fait de la narration à la première personne, nous n’avons pas accès à des éléments extérieurs nous permettant de donner un sens à son récit, de connaître l’avis d’autres personnages.
Aucune explication ne nous est fournie, et nous devons nous contenter, comme le narrateur, d’éprouver l’étrangeté de ces apparitions et de nous interroger sur leur signification.
Extrait
« Le lac formait un croissant, de peut-être six kilomètres de long sur huit cents à mille mètres de large, où se déversait tout l’or du soleil couchant. Aucune brise ne troublait sa surface cristalline. Il s’étendait là depuis que le dieu peau-rouge l’avait créé, et y demeurerait jusqu’à ce qu’il décide de l’assécher. D’immenses tsugas et épicéas montaient la garde sur ses bords, des cèdres majestueux se penchaient comme pour y boire, des sumacs pourpres flamboyaient en taches ardentes et des érables chatoyaient en d’incroyables nuances d’orange et de rouge. L’air était comme le vin, nimbé d’un silence de rêve. »
La Clairière du Loup, pages 93-94.
Pour aller plus loin
Les Canucks
Le sens du mot a changé au fil des ans, et son origine exacte est controversée. Depuis le 20e, il est utilisé en anglais pour désigner les Canadiens au sens large. Sa connotation positive ou péjorative peut varier en fonction du contexte : si les Canadiens se sont approprié le terme avec fierté (par exemple pour l’équipe de hockey des Canucks de Vancouver), il semble qu’une certaine dérision persiste dans son emploi du côté des États-Unis.
Les autochtones du Canada
Les peuples natifs du Canada ont été divisés en trois groupes :
- les Premières Nations (terme généralisé à partir des années 1980 pour remplacer celui d’Indiens, jugé péjoratif et inexact) ;
- les Inuits (peuple vivant dans les régions arctiques et en Amérique du Nord) ;
- les Métis (peuple descendant à la fois des autochtones et des Européens).
Selon un recensement de 2011, il y aurait plus d’un million d’autochtones au Canada, soit 4,3 % de la population totale du pays.
Ils ont été victimes de la colonisation européenne, attaquant directement leur culture et leurs croyances, via notamment une politique d’assimilation forcée. Ils sont encore aujourd’hui victimes de racisme, de pauvreté et de problèmes socio-économiques importants.
Les Wendigos
Créatures du folklore du continent américain, venant plus particulièrement du Canada par les légendes de certains peuples des Premières Nations. Il s’agit d’hommes qui se sont transformés en monstres après avoir mangé de la chair humaine. Ils deviennent alors des créatures puissantes, cherchant à dévorer d’autres proies, en général des personnes faibles et isolées. C’est pourquoi, selon certaines interprétations, cette légende met en exergue l’importance de la vie en communauté.
Pour en savoir plus : le site de l’encyclopédie canadienne.
Oh who, qu’elle chronique détaillée ! Beau travail ! Et en plus ça donne vraiment envie !
Merci beaucoup ! Ravie que la chronique vous donne envie de découvrir ce super recueil 🙂