Éditions Grasset / Pocket
Genres : anticipation, utopie, afrofuturisme.
Thèmes abordés : panafricanisme, colonialisme, racisme, multiculturalisme, autarcie, utopie, intrigues politiques, gouvernement d’un État, féminisme, sororité, spiritualité, traditions africaines, âmes sœurs.
Contexte
Le récit se situe en 2124 de notre calendrier, en Katiopa (le continent Africain). Une grande partie des pays qui le composent s’est réunie en une forme d’États-Unis d’Afrique, remettant ainsi en cause le découpage colonial. La toute jeune Alliance, qui a pris le pouvoir par la rébellion, doit asseoir son autorité et réussir la transition vers ce nouveau super-État.
Le pitch
L’intrigue entremêle une histoire d’amour entre Boya, professeure d’université indépendante, et Ilunga, le dirigeant de l’État, avec les nombreux obstacles politiques auxquels doit faire face l’Alliance. Notamment, Ilunga doit prendre une décision concernant les Sinistrés, des descendants d’immigrés de la vieille Europe, qui vivent repliés sur eux-mêmes en Katiopa. Or, si Ilunga est favorable à leur expulsion, Boya défend le dialogue et l’inclusion, ce qui va être la cause de remous au sein des proches collaborateurs du chef d’État, et positionner sa compagne comme une femme dangereuse à éliminer.
Mon avis
J’ai été très impressionnée par ce livre, qui m’a énormément apporté, que ce soit par la profondeur et la diversité de ses réflexions, l’originalité de ses idées, ou encore la qualité de ses personnages loin des caricatures.
C’est un ouvrage à l’écriture très littéraire, avec un niveau de langue soutenu. Il développe une multitude de sujets, toujours de façon intelligente et fine. L’intrigue mélange étroitement histoires d’amour et complots politiques, ces deux pans étant reliés notamment par la spiritualité et la magie africaine.
Les protagonistes nous font partager toutes leurs réflexions, aussi bien sur des questions d’ordre personnel, comme la vie de couple, que des questions d’ordre politique, économique, philosophique ou sociologique. On aborde par exemple les utopies, la manière de prendre des décisions lorsque l’on dirige un État, l’importance du respect des traditions, la taxation des riches, les transports en commun, et bien d’autres sujets encore.
Ces considérations constituent le cœur du livre : il comporte assez peu d’actions, mais ses personnages ont une vie intérieure passionnante. L’autrice ne reste jamais en surface, elle développe et ramifie les sujets abordés, et nous permet de bénéficier de différents points de vue bien argumentés.
J’ai pris du temps à lire ce livre, pour me permettre d’assimiler son fourmillement d’idées, et il s’agit clairement d’une lecture pour laquelle il faut être bien réveillé.
La forme peut être déroutante, en particulier le premier long chapitre, qui est très dense, avec peu de respirations, et sur lequel j’ai un peu peiné. Cela s’atténue ensuite, même si globalement l’écriture reste très resserrée, avec de longs paragraphes et pas de dialogues en tant que tels, puisqu’ils sont retranscrits dans la narration.
On peut également être un peu perdu au début face aux nombreux mots de diverses langues africaines, pour lesquels un glossaire est prévu à la fin du livre. Si vous êtes familier des histoires de fantasy, vous ne serez pas plus déstabilisés que ça, et sinon, n’ayez pas d’inquiétude : au fil des pages, on s’habitue aux termes nouveaux et on consulte moins le glossaire.
Du côté des points plus négatifs, j’ai noté quelques répétitions. Je pense également que la fin ne plaira pas à tout le monde, et je suis moi-même restée un peu sur ma faim, même si cela n’a pas du tout entaché mon avis.
Globalement, l’ouvrage se révèle tellement intéressant et novateur qu’il serait vraiment dommage de passer à côté. Il suffit de le considérer comme une lecture au long cours et de prendre son temps.
Des semaines après sa lecture, je reste émerveillée et marquée par son incroyable richesse. C’est un livre audacieux et brillant, auquel je ne connais pas d’équivalent, et il me tarde de découvrir d’autres ouvrages de Léonora Miano.
Points forts du roman
La richesse des sujets abordés
Il est très probable que cette lecture vous permettra d’apprendre des choses, d’ouvrir des pistes de réflexion inexplorées, d’envisager de nouveaux points de vue. Les questions abordées vont de la politique environnementale en ville à la libération des imaginaires comme acte de démarrage d’une rébellion, en passant par la responsabilité des peuples pour les actes de leurs ancêtres. Vaste programme !
L’originalité des idées
Les postulats de départ sont déjà intrigants en eux-mêmes : la création d’un État panafricain, soulevant des questions sur la coexistence de cultures multiples, et l’existence de réfugiés européens incapables de s’intégrer, obsédés par la protection de leur identité.
Mais l’autrice ne s’arrête pas en si bon chemin et nous offre des développements réjouissants autour de ces thèmes. Elle creuse de façon frontale les questions soulevées, y compris les sujets identitaires difficiles, le protectionnisme, le repli sur soi.
Des personnages réalistes et profonds
Tous les protagonistes sont crédibles et cohérents, bien ancrés dans leur réalité. L’autrice décortique leurs pensées, et on comprend parfaitement ce qui les anime.
De plus, il est particulièrement intéressant de suivre des personnages adultes et matures, avec de multiples centres d’intérêts.
Analyse détaillée des thèmes et de l’intrigue, avec spoilers
Les questionnements identitaires déployés dans un miroir
Léonora Miano renverse le schéma migratoire tel qu’on le connaît, et les représentations habituelles. Ici, les immigrés sont les européens, qui sont considérés comme des parasites vivant en marge de la société, profitant de Katiopa tout en méprisant sa culture et sa population.
Par le biais du personnage d’Igazi, le chef des armées de l’Alliance, qui n’hésite pas à user de la violence pour éliminer toute source de dissidence, on retrouve les thèmes et positions de l’extrême droite dans notre société actuelle. Igazi prône ainsi le repli sur soi, la perception de l’autre comme un danger, le refus des mélanges, et on ressent une grande gêne face à ces propos, dont l’étroitesse apparaît sans fard.
L’autrice nous fait rire jaune lorsqu’elle reprend, avec une ironie mordante, une fameuse formule nationaliste : « Le Katiopa, tu l’aimes ou tu le quittes. » Le miroir ainsi tendu à notre société est diablement efficace.
Quant aux Sinistrés, ils représentent une version extrême du « c’était mieux avant », obsédés par le maintien d’une identité originelle idéale, figée dans le temps et prétendument supérieure. Leur nostalgie permanente d’une grandeur passée, ou en tout cas de l’idée d’une grandeur passée, les enferme dans un présent où ils ne sont plus rien.
L’utopie sous toutes ses facettes
L’État panafricain créé par l’Alliance présente des caractéristiques d’une société utopique, dont l’autrice étudie de nombreux aspects, et apporte des approfondissements sur des thématiques parfois pointues.
Concernant le système politique, l’Alliance a sciemment écarté la démocratie telle qu’elle est pratiquée dans les pays européens par exemple, estimant qu’elle est alors systématiquement un échec, car détournée de ses objectifs par les dirigeants. L’Alliance choisit de s’inspirer des traditions du continent africain, en mettant en place une gouvernance plurale : un chef d’État, un gouvernement, des gouverneurs locaux, un Conseil des Anciens.
L’Alliance a aussi fait le choix de permettre au nouvel État de se construire, de trouver sa voie, en profitant de l’autarcie et d’un protectionnisme strict. Selon ses dirigeants, c’est là le seul moyen de se soustraire aux injonctions du reste du monde, aux solutions imposées par les autres, et laisser le temps aux communautés internes de tisser des liens. Le Katiopa unifié souhaite donc dans un premier temps atteindre une autosuffisance totale.
« Le Katiopa unifié n’était pas seulement un territoire, il était une vision, trop fragile encore pour se laisser perturber : faire en sorte que ses populations ne soient plus entraînées à marche forcée dans un projet conçu par d’autres pour eux-mêmes. » (page 94)
De plus, l’ouvrage s’interroge sur la façon de faire fonctionner ensemble des identités aussi diverses que celles du continent africain. Il met en avant l’objectif d’une société multiculturelle, qui ne consiste pas en la création d’une nouvelle entité supprimant les autres, mais qui vise à un partage des connaissances entre les cultures préexistantes.
« L’unité ne s’érigerait pas sur les blessures passées, voulant au contraire les transcender. Elle n’était pas une négation des cultures mais leur ouverture les unes aux autres, la matrice d’un monde où les ancêtres des uns connaissaient ceux des autres. » (page 288)
L’aspect écologique est également évoqué, avec par exemple la question des transports dans les villes et le privilège coûteux que constitue le fait de posséder une voiture individuelle, complètement banalisé aujourd’hui, ou encore la fin des constructions en béton, la végétalisation des murs, la réintroduction de nature dans la ville avec la création de parcs.
Enfin, le livre aborde une question qui suscite le débat au sein du mouvement afrofuturiste : pour imaginer le futur de l’Afrique, peut-on mettre de côté la colonisation et ses profondes conséquences, en se demandant par exemple ce que le continent serait aujourd’hui si cette partie de l’histoire n’avait pas existé ? L’Alliance a choisi de ne pas ignorer les décennies coloniales, de ne pas écarter ce qui en subsiste dans la culture africaine, et finalement, de ne pas tenter de recréer la société de leurs ancêtres.
Une relation de couple adulte et saine
Boya et Ilunga sont des personnes matures et volontaires, qui ont développé une bonne connaissance d’eux-mêmes et de leurs besoins. Ils ont chacun une vie bien remplie et n’ont pas besoin de l’autre pour exister. À ce titre, j’ai particulièrement aimé le personnage de Boya, qui dispose de ses propres centres d’intérêts, ses priorités et une grande confiance en elle. Elle chérit ses moments de solitude, et attache une grande importance à la sororité. Boya n’est toutefois pas représentée comme exempte de doute et de faille : elle reconnaît par exemple avec lucidité sa jalousie envers la première femme d’Ilunga, et son besoin qu’il la choisisse publiquement.
« La certitude qu’ils s’étaient connus avant cette existence n’était pas une nouveauté. Simplement, Boya aimait bien sa vie d’universitaire, ses recherches, ses cours. Elle tenait aussi beaucoup à sa place au sein de la communauté des femmes, le travail accompli ensemble, l’attention portée aux plus jeunes. Il n’y avait pas de place pour une relation amoureuse, si telle devait être la situation. Peut-être la grâce consistait-elle dans la rencontre plus que dans les formes diverses que pouvait prendre sa matérialisation. Peut-être fallait-il éprouver de la gratitude à la pensée qu’il existe pour elle une âme-sœur, sans qu’il soit nécessaire de trouver à cela une fonction, une utilité dans le monde visible. Leurs esprits étaient compatibles. Leurs existences ne l’étaient pas. » (page 119)
Chacun est parfaitement conscient de sa propre valeur, et leur relation les tire vers le haut : ils sont bienveillants, à l’écoute et agissent avec un grand respect mutuel. Cela semble aller de soi, mais ce type de représentation du couple se fait rare, et il est rafraîchissant d’éviter une énième relation toxique à souhait… Le livre présente toutefois un contrepoint assez puissant avec l’idylle malaisante entre Zama et Igazi, dans laquelle la femme, bien que sincèrement appréciée, doit savoir garder une réserve soi-disant toute féminine (page 439).
L’autrice explore le concept d’âmes-sœurs, Boya et Ilunga se reconnaissant aussi sur le plan spirituel. Mais elle évite de faire miroiter la possibilité d’une relation amoureuse parfaite, qui se construit facilement et grandit toute seule. Le duo rencontre des difficultés, doit faire face au quotidien (qui est tout de même assez exceptionnel ici, Ilunga étant chef d’État), et concilier leurs objectifs communs avec leurs aspirations personnelles. En bref, j’ai trouvé en eux une représentation juste et touchante d’un couple moderne.
La magie et la spiritualité
La magie fait irruption dans le récit en catimini, de façon très naturelle, lorsque l’on comprend qu’Ilunga est capable de se rendre quasiment invisible et qu’il peut se déplacer en un clignement de paupières. Elle va ensuite prendre une place importante dans la relation entre Boya et Ilunga, leur spiritualité partagée et assumée étant un lien fort entre eux, qu’ils vont explorer ensemble. J’ai d’ailleurs trouvé très appréciable que cet aspect ne soit pas l’apanage de la femme dans le couple, au contraire, c’est même plutôt Ilunga le plus immergé dans ses croyances.
Le respect des traditions ancestrales et la place de la spiritualité dans la culture africaine est un thème régulièrement abordé dans l’afrofuturisme, et je trouve toujours très inspirants les récits qui imaginent des sociétés qui ont su se renouveler, tout en veillant à conserver leur héritage culturel, la mythologie sur laquelle elles sont construites.
« L’Alliance ne recherchait pas la pureté identitaire. Son objectif était de se reconnecter à la vérité profonde de Katiopa, qui n’était pas une forme, une couleur, une saveur, mais une manière de voir. Des principes. En réalité, l’éthique traditionnelle dont le Conseil s’était fait le gardien n’était pas liée aux coutumes en tant que telles, mais à ce qui leur avait donné vie. Il y avait quelque chose derrière les rites. Il y avait un sens aux pratiques. Connaître cela permettait de savoir comment le vivre au présent. Grâce au Conseil, l’Alliance avait avancé pas à pas vers son objectif : ne pas refaire le monde, fonder le sien comme l’avaient fait les aînés. » (pages 128-129)
Dans la science-fiction traditionnelle, il n’y a souvent aucune place pour le spirituel, laissant entendre qu’un futur ultra-technologique est la seule option et qu’elle exclut forcément tous les autres aspects de la vie humaine. L’autrice montre ici une autre voie. Par exemple, les organes étatiques mis en place par l’Alliance comprennent un Conseil des Anciens, des grands sages capables de communier avec les éléments. Et Ilunga veille à agir conformément aux principes éthiques ancestraux, en les incorporant dans sa prise de décision.
Extraits
J’ai choisi deux courts extraits qui illustrent le grand écart permanent de ce livre, entre vie personnelle et vie politique, souffrance des peuples et espoir des individus.
« Nés dans la région de KwaKangela au sud du Continent, Igazi et elle avaient connu les restes d’un monde traumatisé par une invasion venue de Pongo autrefois pour semer la terreur et la mort. Ils pouvaient témoigner de l’existence d’une post-humanité antérieure aux délires transhumanistes, car il avait fallu s’extirper de la race des hommes pour leur faire endurer tant de violence et d’injustice. » (page 469)
« Elle ne put s’empêcher de rire. Sa vie était folle. Le mieux était de ne pas se crisper. Se braquer de façon systématique, c’était attirer à soi des rudesses insoupçonnées. Tout en face, autour, épousait la rigidité que l’on y opposait. Tout se durcissait en réponse au au raidissement par lequel on espérait se protéger. » (page 597)
Pour aller plus loin :
Si la thématique de l’afrofuturisme vous intéresse, vous pouvez notamment consulter :
- le dossier spécial dans le magazine Usbek et Rika n°38 ;
- la série de cinq podcasts de RFI, appelée « Afrofuturismes » ;
- diverses interviews de Nnedi Okorafor (qui ne se reconnaît pas dans le terme d’afrofuturisme, et préfère parler d’africanfuturisism et d’africanjujuism pour ses romans) et de Rivers Solomon.
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