Editions Aux forges de Vulcain / J’ai lu 

TW : violences physiques, morales et sexuelles, racisme.


N.B. : Rivers Solomon est une personne non-binaire, qui utilise le pronom « they » en anglais. Je la désignerai donc par le pronom « iel » ou le mot « auteurice ».

Genres : science-fiction, dystopie, post-apocalyptique, space opéra, afrofuturisme.

Thèmes abordés : racisme, ségrégation, esclavage, domination des puissants, classes sociales, endoctrinement, résistance, importance des racines, droit à la différence, neurodivergence/neuroatypie, questionnements sur le genre et le corps, santé mentale.

Contexte

Le récit est situé dans un futur non daté, suffisamment lointain pour que les humains aient dû fuir la Terre devenue inhabitable depuis plusieurs générations, dans un gigantesque vaisseau spatial. En quête d’un nouveau monde qui semble de plus en plus inatteignable, voire utopique, les habitants du vaisseau vivent au sein d’une société très stratifiée et policée, détachés de leurs racines et sans réelles perspectives d’un nouveau foyer. 

Le pitch 

Aster, une jeune habitante des Bas-Ponts, vit et travaille avec les autres Goudrons, les personnes noires regroupées sur les ponts les plus pauvres du vaisseau. Elle a toutefois été formée à la médecine par le Chirurgien, un haut gradé parmi les personnes au pouvoir, et elle est respectée par ses pairs pour son savoir-faire. Cela lui permet également de se déplacer plus librement que les autres Bas-Pontiens, et de bénéficier d’une certaine protection du Chirurgien. Aster est toutefois détestée par le Lieutenant, le futur successeur de l’actuel Souverain du vaisseau, et elle doit donc rester discrète.

La population des Bas-Ponts est exploitée, brimée par les Gardes, et leurs conditions de vie sont de plus en plus difficiles, notamment à cause de pannes de courant répétées qui plongent cette partie du vaisseau dans un froid terrible.

Aster, obsédée par sa mère décédée, dont il ne lui reste que des carnets illisibles, va s’intéresser à plusieurs événements étranges qui lui semblent liés, accompagnée par son amie Giselle. 

Mon avis

Ce livre est pour moi l’exemple parfait du roman que l’on apprécie pendant la lecture, mais dont la puissance vient vraiment nous frapper une fois refermé, et qui continue à se déployer dans notre esprit dans les semaines qui suivent. 

Il se lit très facilement, et son apparente simplicité cache une construction très maîtrisée. L’auteurice a porté une grande attention aux détails pour faire vivre ses personnages et nous partager ses réflexions sans alourdir le récit.

Iel déploie une originalité dans son écriture, ses personnages et les thèmes abordés. Il est rafraîchissant de lire du space opéra, genre emblématique de la SF « traditionnelle », renouvelé ainsi avec brio.

Les idées sont développées avec un parti-pris qui nous pousse à nous questionner. Rivers Solomon insuffle sa vision personnelle dans son roman, et elle n’a pas peur d’aller jusqu’au bout dans ses prises de position, ce qui permet d’éviter les évolutions de personnages ou les intrigues consensuelles et tièdes. J’ai depuis écouté plusieurs de ses interviews, et elle apporte un éclairage intéressant sur des questions relatives notamment à l’afrofuturisme.

Il s’agit ici d’un roman noir, qui ne laisse pas beaucoup d’espoir quant à l’avenir de l’espèce humaine, et il risque de vous heurter si vous êtes sensible aux sujets explorés. Mais on y trouve également des passages de douceur qui réconfortent (un peu) sur la beauté des liens qui peuvent se développer, même dans le contexte le plus sordide. Notamment, les relations atypiques entre Aster et le Chirurgien sont pleines de respect et de tolérance, et constituent le genre de représentations que l’on voudrait voir plus souvent dans les films ou les romans, afin de créer de nouveaux modèles dans lesquels se projeter.

Image d'un  énorme vaisseau spatial, comme celui que l'on trouve dans le livre L'incivilité des fantômes

Points forts du roman 

Des personnages ancrés dans leurs différences

C’est à mes yeux la plus grande réussite du livre, ce qui me reste fortement en tête plusieurs mois après sa lecture. L’auteurice n’a pas seulement créé des personnages queer (cf. développements ci-dessous), mais avant tout des êtres multi-facettes qui crient leurs différences ou luttent pour l’assumer, qui s’interrogent sur eux-mêmes et ont du mal à trouver leur place.

Aster semble être neuro-divergente, peut-être dans le spectre de l’autisme : rien n’est précisé, mais on peut penser à de l’autisme à haut potentiel. Elle analyse les choses froidement, paraît souvent détachée des événements, et ne comprend pas certaines expressions imagées ou au second degré. En revanche, elle excelle dans l’apprentissage de la médecine et montre des capacités exceptionnelles. Un autre personnage la qualifie ainsi d’intyéfa, la « femme intérieure » :

« Vous vivez dans votre tête et quand vous en sortez, ça fait mal, comme si on vous donnait des coups de bâton. » (page 33). 

Sa différence est un élément clé de l’ouvrage (cf. développements ci-dessous, dans l’analyse détaillée de l’intrigue).

Si Aster a besoin de trouver un certain ordre autour d’elle pour supporter la situation, sa meilleure amie Giselle a un besoin constant de provoquer la destruction et le chaos. C’est une bombe qui ne cesse d’exploser. L’auteurice nous offre ici un personnage incroyable, comme je n’en avais jamais vu : agressive, cruelle, elle se blesse elle-même et en fait voir de toutes les couleurs à Aster, qui l’accepte pourtant comme elle est.

Giselle est dirigée par sa colère, rongée par ses traumatismes. Avec son immense courage, elle déstabilise le lecteur : on la plaint mais elle est difficile à aimer, tant elle ne cesse de mettre Aster en danger. Fidèle à elle-même, elle refuse le compromis, les petites consolations. Sa violence délibérée, pour laquelle elle ne s’excuse pas, son refus d’essayer d’être heureuse dans le monde ignoble qu’elle connaît, et de laisser les autres essayer, en font un personnage qui prend aux tripes.

J’ai aimé le choix de l’auteurice de ne pas chercher à l’adoucir, de ne pas nous expliquer qu’elle irait mieux si elle gérait sa colère. Giselle n’a pas peur du néant, elle projette sa fureur sans chercher la rédemption, et elle veut que tous portent la culpabilité de son malheur. 

Aster et Giselle sont le produit de leur environnement : hantées par des souvenirs de maltraitance, des traumas qui les meurtrissent. À mes yeux, ce sont là les fameux fantômes qui font preuve d’incivilité (la beauté de ce titre), car ils ne se laissent pas enterrer et oublier.  

Un roman noir sans sensationnalisme

On prend la mesure des mauvais traitements infligés à Aster, Giselle et les habitants des Bas-Ponts par petite touche, quand certains détails sont fournis l’air de rien, au détour d’une phrase, comme s’il s’agissait d’un élément de contexte comme un autre.

Rivers Solomon ne fournit pas de descriptions détaillées, ne s’attarde pas sur les scènes difficiles. Les personnages ne se plaignent pas, ne s’apitoient pas sur leur sort. 

Le système d’exploitation mis en place sur le vaisseau n’est pas précisément décrit, même si on comprend que les Bas-Pontiens sont victimes de travail forcé, et sont en réalité des esclaves.

Certains aspects ne sont même jamais directement évoqués : par exemple, je me suis aperçue au de bout de 126 pages que tous les personnages entourant Aster dans son quartier étaient féminins, et qu’en-dehors du triptyque à la tête du vaisseau (Souverain, Lieutenant et Chirurgien) et de leur bras armé (les Gardes), il n’était nulle part fait mention du sort des hommes (Aster ne se soucie pas du tout de son père, qui n’est jamais évoqué, alors qu’elle est obsédée par sa mère). On rencontre ainsi des ouvrières agricoles, des cuisinières, des mécaniciennes. J’ai donc supposé que sur les Bas-Ponts, hommes et femmes sont séparés, avec une division sexuée du travail.

Des messages forts exprimés par les personnages et l’univers 

Les personnages ne sont pas bavards et encore moins éloquents, c’est dans leurs actions que transparaissent leurs valeurs et leurs évolutions.

On trouve plusieurs exemples de scènes brillamment utilisées pour porter un message. Ainsi, devant un Garde qui se montre gentil avec elle, ou une bonne action isolée, Aster n’est pas dupe :

 « Il ne ressemblait en rien au garde de ce matin-là. Ni mieux, ni pire. Peut-être un peu plus difficile à cerner, mais sans plus. Aster ne savait que faire de son attitude amicale, qui paraissait sincère. Pourtant, combien de fois avait-il battu des Bas-Pontiens ? Combien de fois avait-il simplement regardé un de ses collègues battre quelqu’un, sans rien faire ? » (pages 187-188)

« Les gens étaient si méchants qu’on avait parfois tendance à considérer comme des saints ceux qui ne l’étaient pas. Il ne suffisait pas de traiter Aster décemment pour avoir droit à son affection. » (page 286). 

Il n’y a pas que les « grands méchants » qui profitent des plus faibles : des personnes neutres, voire sympathiques, participent à l’oppression s’ils ne font rien pour lutter contre, ou s’ils se laissent emporter par la masse en reproduisant de mauvais agissements. 

L’univers lui-même est révélateur d’un message politique : le système de classes est une reproduction de notre présent, notamment de la société américaine d’aujourd’hui, mais aussi le reflet presque transparent du passé, avec les États confédérés du Sud des États-Unis pendant la sécession.

Et dans le futur ? L’auteurice nous montre que les humains sont à même de construire des vaisseaux gigantesques et de concevoir des technologies leur permettant de voyager dans l’espace pendant des dizaines d’années ; en revanche, ils ne sont toujours pas capables de mettre en œuvre une société basée sur l’égalité et la bienveillance, de venir à bout du racisme, des préjugés, de l’exploitation de l’homme par l’homme.

Le traitement des questions liées au genre et au corps

Plusieurs personnages sont queer, et évoquent leur rapport à leur corps, la perception de leur genre, et comment ils vivent leur attirance pour un(e) autre. Ils ne s’assument pas de la même manière, selon les attentes dont ils font l’objet, les injonctions ou remarques désagréables qu’ils ont pu subir. Ces questions sont soulevées en adéquation avec le personnage en question, parfois avec beaucoup de pudeur et d’hésitation, parfois de façon plus frontale.

De plus, l’auteurice introduit l’idée que l’attribution d’un genre à un enfant relève d’un choix arbitraire prédéterminé, qui peut varier d’une société à une autre. Ainsi, sur le vaisseau les enfants ne sont pas genrés de la même façon selon les ponts : sur le pont Q où vit Aster, les enfants sont genrés au féminin, alors que sur un autre pont des Goudrons, ils sont genrés au neutre.

L’auteurice met en avant, à tous les niveaux, le droit à la différence et la tolérance.

« On ne se moque pas des autres parce que les Cieux ne les ont pas faits comme nous. Est-ce que les étoiles se moquent des tournesols ? Hein, petite ? Non. Ne te réjouis pas du malheur des autres, parce que c’est ce que font les hommes qui sont méchants. » (page 361)

Analyse détaillée de l’intrigue et explicationsavec spoilers

Une intrigue basée sur la résolution d’énigmes

On suit plusieurs mini-enquêtes menées par Aster, parfois avec l’aide de Giselle : la maladie du Souverain, les pannes d’électricité, le contenu des carnets de la mère d’Aster. Ces arcs narratifs se mélangent, Aster établissant rapidement des liens entre ces différentes questions.

L’intérêt du lecteur est donc maintenu, l’intrigue reste très dynamique, d’autant que l’on se pose des questions supplémentaires au fil du récit, par exemple sur la nature des relations entre le Chirurgien et Aster.

Une écriture qui reflète l’expérience des personnages 

La trame du récit et le style employé reflètent parfaitement le mode de fonctionnement d’Aster, et permettent de s’immerger dans son expérience personnelle du monde.

Elle s’exprime d’une façon assez encyclopédique, un peu guindée et froide. Sa vision des choses est inhabituelle, on est surpris par ce qui lui semble évident ou non, ce à quoi elle attache de l’importance ou non. Il y a ainsi de petites ellipses sur des événements que l’on aurait pu s’attendre à voir racontés, comme le couronnement de Lieutenant, mais l’attention d’Aster se porte ailleurs. L’écriture est sinueuse, elle coule d’un sujet à un autre sans s’attarder, comme l’esprit d’Aster. 

Le style a un côté neutre, détaché, qui exprime bien le pragmatisme dont elle fait preuve. Aster constate les choses sans les interpréter, en restant au premier degré. Le fait d’assister aux événements par son prisme, qui neutralise ses émotions, tend à anesthésier le lecteur : on constate avec elle les violences qui s’accumulent, mais on reste à l’extérieur, on se protège.

Et puis tout à coup certaines scènes viennent briser cette torpeur et nous gifler, en particulier l’exécution de Flick et le suicide de Giselle. Ce sont des scènes brèves et peu descriptives, mais leur impact est décuplé. 

Des incursions chez des narrateurs secondaires

L’essentiel du roman est écrit du point de vue d’Aster, avec une narration à la troisième personne. Cela reflète la distance avec laquelle elle perçoit le monde, et nous la fait partager. 

Toutefois, à chaque début de partie, un bref chapitre est écrit du point de vue d’un autre personnage : le Chirurgien, la tante Mélusine et Giselle. On passe alors à une narration à la première personne, ce qui nous donne un sentiment de proximité et de connivence. Ce choix sert parfaitement le récit : la différence d’Aster est mise en valeur, et l’auteurice renforce la proximité avec les autres personnages par des révélations sur leur passé et leurs pensées intimes.

Au début du chapitre 23, j’ai relevé une petite dissonance : quelques paragraphes sont écrits du point de vue d’un narrateur omniscient, ce que j’ai trouvé assez déstabilisant. Qui prend la parole ?

Une fin ouverte mais significative

L’auteurice n’a pas pris le parti extrême de faire mourir Aster, et laisse donc en théorie un peu d’espoir pour elle. Elle la place toutefois en très mauvaise posture.

D’un point de vue plus global, Rivers Solomon nous laisse entrevoir des possibilités nouvelles pour l’humanité, puisque la Terre semble à nouveau prête à accueillir de la vie, le Souverain est mort et les Bas-Pontiens se sont rebellés. Mais rien n’indique que les habitants du vaisseau vont s’apercevoir de l’évolution sur Terre… Et leur situation peut-elle réellement s’améliorer ? La rébellion peut-elle suffire à renverser l’ordre établi, alors que les puissants vont s’accrocher bec et ongles à leurs privilèges ?

Comme Aster le souligne, il ne suffit pas d’éliminer un souverain, car un autre prendra sa place. Le roi est mort, vive le roi. Et mort aux faibles, aux pauvres, aux abîmés.

Extrait 

« Parfois, malgré elle, Aster se disait avec inquiétude qu’elle n’était pas assez jolie. Pourquoi ? Il était étrange de s’inquiéter du fait d’être joli ou non. La beauté était une catégorie subjective, fallacieuse. La beauté ne pouvait être recréée dans un laboratoire. Elle appréciait, comme tout le monde, la variété prismatique de l’amarante en fleur, la géographie des corps animaux. Mais humainement parlant, il semblait incongru à Aster que certaines personnes soient jugées belles et d’autres non. Et ce qui était plus grave, il lui semblait incongru qu’elle-même ressente, certains jours, le besoin d’appartenir au groupe de ceux qui étaient plus beaux que les autres. » (page 452)

👉 Continuez votre voyage dans l’afrofuturisme !

Pour aller plus loin 

Le livre est divisé en quatre parties, chacune ayant pour titre un nom de science, parfois un peu obscur. Cela nous invite à établir des liens entre ces sciences et le contenu du roman. J’ai esquissé quelques pistes ci-dessous, mais pour approfondir, une relecture serait la bienvenue !

Thermodynamique : branche de la physique qui étudie l’énergie et ses transformations, en particulier les comportements thermiques, à savoir les phénomènes qui dépendent de la température et ses changements. On pense donc au problème de coupures de courant, au Petit Soleil, et au froid qui règne sur les Bas-Ponts.

Métallurgie : science qui étudie les métaux. Je sèche un peu… Est-ce que cela a trait à la structure du vaisseau ? 

Phylogénie : étude des liens de parenté entre les êtres vivants et ceux qui ont disparu. Cela nous mène vers les liens entre Aster et sa mère, et plus globalement aux liens entre les habitants du vaisseau et leurs ancêtres terriens.

Astromatique : à ma connaissance, ce n’est pas un terme existant en français, mais on devine qu’il a trait à l’astronomie. On fait donc le lien avec le périple du vaisseau dans l’espace, sa trajectoire, le travail de la mère d’Aster.